Chers frères et sœurs,
Dans un peu moins d’un mois, sera célébré le deux-centième anniversaire du décès de l’empereur Napoléon 1er, exilé sur l’île de Sainte-Hélène, le 5 mai 1821. A l’époque, un théologien anglais facétieux, Richard Whately, avait écrit un petit livre intitulé Historical doubts relative to Napoleon Buonaparte, dans lequel il expliquait que le célèbre empereur n’avait jamais existé et que c’était une légende inventée par les Français dans leur vieille rivalité contre l’Angleterre, et que nul ne pouvait démontrer le contraire… Sous ses apparences comiques et absurdes, ce petit livre pose une excellente question, qui s’applique autant à une célébrité comme le Prince Philip qu’aux amis moins illustres que nous avons fréquentés : que devons-nous faire pour que ne disparaisse pas complètement la mémoire de ceux dont l’existence, nous le savons, a été bel et bien réelle ?
Cette question est à la source même de l’évangile, puisque l’évangile est à la fois la parole du Christ est le récit de cette parole, confiée aux quatre évangélistes. Eux-mêmes ont dû se demander sérieusement : que devons-nous faire pour que l’Eglise, dans l’avenir, connaisse l’histoire du Seigneur dont les derniers témoins encore vivants prennent de l’âge ? Saint Jean, à la fin de son évangile, écrit cet avertissement à l’adresse son futur lecteur : « Il y a encore beaucoup d’autres signes que Jésus a faits en présence des disciples et qui ne sont pas mis par écrit dans ce livre. Mais ceux-là y ont été mis afin que vous croyiez que Jésus est le Messie, le Fils de Dieu, et afin que, par votre foi, vous ayez la vie en son nom. » Ainsi, l’évangile n’est-il pas une biographie de Jésus au sens moderne, un récit neutre et exhaustif de sa vie et de ses œuvres ; c’est une sélection, une synthèse, assez courte et assez dense pour que celui qui, à quelque époque et en quelque lieu qu’il vive, ait accès au cœur de la foi et puisse rencontrer Jésus en personne.
Cette question de la mémoire transmise de Jésus-Christ est même encore plus fondamentalement au cœur de l’évangile que nous lisons ce dimanche. Bien souvent, il me semble que nous avons l’habitude de lire cet évangile, en bons Français cartésiens, du côté de Thomas : il faut le comprendre, il est bien triste d’avoir abandonné Jésus et de l’avoir vu mourir, et comme il est raisonnable, il ne croit pas ces histoires abracadabrantesques de résurrection. Je vous propose, pour une fois, de voir les choses de l’autre côté, celui des dix autres disciples. Jésus ressuscité s’est manifesté à eux en venant dans le lieu même où ils s’étaient cachés et protégés, et il a transformé leur peur et leur honte en paix et en joie. Lorsque Thomas, le seul absent, vient les rejoindre ensuite au cénacle, ils sont enthousiasmés de lui raconter cette miraculeuse rencontre, et devant l’incrédulité de Thomas ils sont désemparés. Comment faire – se disent-ils à leur tour – pour communiquer ce que nous avons vu ? Comment faire pour être cru quand nous disons ce qui a transformé notre vie ? A la fin de l’évangile, c’est Jésus en personne qui vient résoudre le dilemme en se montrant en personne à Thomas, mais en disant aussi qu’il n’en sera pas toujours ainsi : « Parce que tu m’as vu, tu crois. Heureux ceux qui croient sans avoir vu. »
L’avertissement de Jésus était – évidemment – pertinent : je dois vous avouer que, personnellement, je ne l’ai jamais vu apparaître sous mes yeux, et jamais je n’ai mis le doigt dans son côté et dans la marque des clous. Je suppose que c’est aussi le cas pour la plupart d’entre vous. Cependant, ne pas avoir vu Jésus de mes yeux n’est pas une malédiction, c’est même, dit-il, une bénédiction, une béatitude : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu », heureux ceux qui croient parce qu’ils ont donné leur confiance aux témoins qui, de génération en génération, depuis deux mille ans, se transmettent la bonne nouvelle qui a transformé leur vie. Cette béatitude explicite le don que Jésus a fait à ses disciples, le don non pas de quelque chose, mais de Quelqu’un : il donne à ses disciples son Esprit : « Il répandit sur eux son souffle et il leur dit : « Recevez l’Esprit Saint. Tout homme à qui vous remettrez ses péchés, ils lui seront remis ; tout homme à qui vous maintiendrez ses péchés, ils lui seront maintenus. »
Chers frères et sœurs, et vous tout spécialement, chers parents de notre assemblée, quel que soit votre âge et quel que soit celui de vos enfants, une des questions fondamentales de votre vie est de savoir comment communiquer votre foi à ceux que vous aimez. Au sentiment de réussite ou d’échec de cette mission s’attache souvent une grande joie ou une grande peine. L’évangile ne nous donne pas un mode d’emploi, mais nous montre qu’il y a ce qui se voit et ce qui ne se voit pas. Ce qui se voit, c’est une communauté chrétienne dans laquelle la paix, la joie et la miséricorde sont non seulement annoncées, mais vécues. Et ce qui ne se voit pas, c’est cet Esprit qui travaille l’Eglise de l’intérieur de germes de résurrection. Demandons à cet Esprit d’être notre mémoire et notre espérance !
Amen.