Chers frères et sœurs,
La météo est morose. Les feuilles tombent, les jours raccourcissent, la pluie est froide. Quand en verra-t-on le bout ? Dans l’Église aussi, il y a de la morosité, une ambiance de feuilles mortes et de pluie d’automne. Jusqu’à quand ? Au cours de la semaine dernière, la relecture d’un livre a ravivé mon espérance. Ce (petit) livre, intitulé Les Prédestinés, contient cinq petites conférences de Georges Bernanos autour de la sainteté. Bernanos n’y développe pas de grandes théories, mais il dresse en quelques pages l’esquisse de deux ou trois figures de sainteté, guidé par une idée simple et forte : « Notre Église est l’Église des saints. » Ce qui fait vivre l’Église, ce ne sont pas d’abord ses structures, ses institutions, ses organisations, mais ce sont les saints que la bonté de Dieu suscite à chaque époque, dans chaque situation, et spécialement dans les situations de crise : car « l’heure des saints vient toujours » !Les portraits que trace Bernanos sont, je vous le disais, des esquisses, comme le dessinateur qui fait apparaître un visage en trois ou quatre traits de crayon. Or, dans l’évangile des béatitudes, ce sont aussi des esquisses que dressent Jésus : « Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux. Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés… » Jésus, en véritable artiste, fait lui aussi en quelques mots les esquisses saisissantes de la vie des saints. Chaque béatitude est comme le résumé de l’histoire de tant d’hommes et de femmes dont la vie a été transformée par l’irruption de Dieu. Chaque béatitude est le scénario de la rencontre d’une vie humaine, facile ou difficile – celle de l’artisan de paix, de celui qui pleure, de l’assoiffé de justice, du doux… – avec Dieu qui console, qui donne la Terre Promise, qui fait de nous ses enfants. La vie des saints en miniature. A partir de chacune des béatitudes, on pourrait écrire des livres, des bibliothèques ! La simplicité de chacune des béatitudes nous révèle aussi la simplicité de la sainteté. Elle n’est pas l’apanage de personnalités exceptionnelles, à la vie parfaite, lisse et sans aspérité, mais elle est la vocation commune de tous les baptisés. Le scénario le plus fréquent, c’est celui de personnes ordinaires, qui dans leur vie ordinaire découvrent la présence de Dieu ; en apparence, rien ne se passe de grandiose, de théâtral, d’éclatant, sinon le lent et discret travail de la bonté de Dieu qui infuse leur vie quotidienne. Il y a quelque temps, alors que j’étais à cent lieues de penser à la fête de la Toussaint, je suis tombé sur une passionnante interview du romancier Georges Simenon, réalisée en 1960 par Radio-Canada. Le personnage le plus connu de l’œuvre de Simenon est le commissaire Jules Maigret, et si vous avez comme moi grandi en regardant ses enquêtes diffusées à la télévision – avec Jean Richard, puis Bruno Crémer, dans le rôle-titre – vous aurez noté leur ambiance spéciale. Dans la plupart des romans policiers, il y a tout une mise en scène du crime, du suspense, de la recherche des preuves et du coup de théâtre final. Chez Maigret, rien de tout cela. Le commissaire se laisse guider par son instinct, parle avec les gens, et, avec l’air de ne pas y toucher, il résout calmement son enquête. L’éditeur de Simenon le lui avait un jour reproché : pourquoi écrire des histoires sans intrigue, sans mystère ni dénouement ? Simenon avait reconnu que ce qui l’intéressait, c’était ses personnages, dans leur simplicité naturelle. Et il l’expliquait ainsi au journaliste : « On demandait à Balzac : Qu’est-ce qu’un personnage de roman ? Il a répondu : C’est n’importe qui dans la rue, mais qui va au bout de lui-même. Tous, tant que nous sommes, nous n’allons jamais au bout de nous-mêmes. Nous avons peur de la prison, ou de choquer nos semblables ; soit par sensiblerie, par bonne éducation (comme on dit), pour quantité d’autres raisons. (…) Le héros, c’est celui qui va jusqu’au bout de lui-même. (…) Qu’arrive certaine chose, une personne se trouve obligée d’aller jusqu’au bout de ses possibilités. »J’ai été saisi par cette explication, et je l’ai gardée au chaud pour ce jour de la Toussaint. Un saint n’est pas un héros au sens où on l’entend souvent, parfait et impeccable, mais il ressemble au héros de Balzac ou de Simenon : quelqu’un qui va au bout de lui-même. Ou plutôt : quelqu’un que Dieu emmène, par monts et par vaux, au bout de lui-même, quelqu’un à qui Dieu permet de passer des larmes à la consolation, de la soif de justice à la plénitude de la justice, de la persécution jusqu’au Royaume des cieux. Aller au bout de soi-même suppose de se mettre en route, de se laisser guider et de vaincre la peur, la tristesse et le découragement. D’ailleurs, un des romans de Simenon s’intitule Le Voyageur de la Toussaint : n’est-ce pas un excellent résumé de ce que la Toussaint doit être pour nous : le plus beau des voyages, la plus grande des aventures ? Chers frères et sœurs, l’heure des saints vient toujours, et elle sonne au clocher de l’Église. Notre Église est l’Église des saints : demandons à Dieu de nous extraire de nos morosités, de nous mener jusqu’au bout de nous-mêmes, pour que l’Église aille au bout d’elle-même : au royaume des cieux. Amen. L’interview de Georges Simenon, agréable occupation d’une après-midi de la Toussaint : https://www.youtube.com/watch?v=z8Kqf-qdSzk