Chers frères et sœurs,
Quel est le point commun entre Mathurin Bruneau, Karl-Wilhelm Naundorff et le baron de Richemont ? Tous les trois déclarèrent, dans la première moitié du XIXème siècle, être le Dauphin, le fils de Louis XVI et Marie-Antoinette, qui aurait survécu à la Prison du Temple, et par suite chacun demanda à être reconnus roi de France sous le nom de Louis XVII. Je ne me prononcerai pas sur le sérieux de ces prétendants au trône de France, dont, au mieux, un seul peut avoir été réellement celui qu’il prétendait être. Finalement, aucun des trois n’a eu gain de cause… sans quoi, vous le sauriez ! L’apparition d’un prétendant au trône inattendu constitue toujours une situation compliquée… surtout s’il est bien celui qu’il prétend être. C’est la porte ouverte au désordre politique, voire à la guerre civile. Ponce Pilate, haut fonctionnaire impérial, le sait bien. Il doit se dire, en Romain rationnel, que la politique du Proche-Orient est un véritable imbroglio. Il y a des princes, des chefs, des vizirs, des satrapes, des rois, c’est à n’y rien comprendre. Et Pilate ne cherche pas à connaître la vérité – existe-t-elle ? se demande-t-il – ni à identifier qui est l’aristocrate le plus légitime. Il entend simplement maintenir la pax romana, il veut que le calme règne à Jérusalem, pour ne pas à son tour se faire taper sur les doigts par l’empereur. Aussi, ce matin-là, n’a-t-il pas un temps fou à consacrer à ce Jésus de Nazareth, en garde-à-vue dans son bureau. Il veut juste le cerner rapidement. Il n’a pas l’air d’un prétendant au trône excité et violent. Que réclame-t-il ? De devenir roi des Juifs ? Et nous, rassemblés par cette messe, en France, ce 21 novembre 2021, que prétendons-nous au nom du Christ-Roi ? Attend-il de nous que nous fassions un coup d’état en son nom, pour le remettre sur le trône ? Pour le dire dans des termes récemment employés : le Christ-Roi est-il supérieur aux lois de la République ? Tout cela, c’est la faute des Mages. Souvenez-vous : au moment de la naissance de Jésus, ces savants venus d’Orient voient apparaître une étoile qui les guide vers la Judée. Ils ne connaissent pas l’identité de celui qu’ils cherchent, mais selon leurs calculs, il s’agit d’un nouveau-né, qui sera le roi des Juifs. Et c’est ainsi qu’ils demandent naïvement sur leur chemin : « Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? », provoquant la surprise du peuple et la noire colère d’Hérode le Grand, qui pour faire disparaître ce rival décide le massacre de tous les nouveaux-nés. Au fur et à mesure de la vie publique de Jésus, ceux qui le rencontrent l’appellent « fils de David », ce qui est une manière déguisée de le désigner à nouveau comme roi des Juifs, digne descendant de son ancêtre. Or jamais Jésus lui-même ne s’est déclaré être prétendant au trône. Après la multiplication des pains, il s’enfuit même dans la montagne pour éviter que ceux qu’il a nourri ne l’enlèvent pour faire de lui leur roi. Bref, le titre de roi des Juifs poursuit Jésus partout, mais lui ne fait rien pour en revêtir la couronne. « Es-tu le roi des Juifs ? » Il n’est donc pas étonnant que Jésus ne réponde pas clairement. Il a bien conscience de sa réputation, mais il n’est pas prétendant au poste. Ce dimanche, nous ne célébrons pas la Solennité de Jésus roi des Juifs, mais du Christ roi de l’Univers. Nuance subtile, mais nuance fondamentale. A priori, ce titre ne rend pas la question plus claire, il tendrait même à l’obscurcir : ‘roi des Juifs’, c’est clair pour tout le monde ; tandis que ‘roi de l’univers’, ça sonne un peu mégalomane, une lubie de dictateur qui se ferait appeler génial leader et empereur de toutes les galaxies… Certes, ‘roi de l’univers’ désigne une réalité tangible : le Fils est créateur avec le Père et l’Esprit, et la Création lui appartient, l’immensité du monde visible et du monde invisible. Mais ce n’est pas seulement de cela qu’il s’agit. L’univers désigne une totalité qu’aucune limite, aucune frontière ne peut retenir. Dans l’évangile, lorsque Pilate une deuxième fois demande à Jésus s’il est roi, sans préciser cette fois ni de qui ni de quoi, Jésus peut répondre positivement : « C’est toi-même qui dis que je suis roi. Moi, je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Quiconque appartient à la vérité écoute ma voix. » Jésus est roi de l’univers dans la mesure où il est roi de vérité, et que tout ami de la vérité, quel qu’il soit, est citoyen de son royaume : voilà la véritable universalité dont il est question. Chers frères et sœurs, il est significatif que la révélation de la vraie royauté du Christ se fasse le Vendredi Saint, alors que Jésus est au cœur du mystère de Pâques, mystère de don de soi, de mort et de résurrection. Cela, le cœur même de notre foi, n’est pas le pré-carré des catholiques, mais le bien commun de l’univers entier. Comme le dit très justement le Concile Vatican II, « le mystère pascal ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le cœur desquels, invisiblement, agit la grâce. En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associés au mystère pascal. » (Gaudium et Spes 22, 5) Être Chrétien, c’est vivre de ce mystère et le faire rayonner autour de nous. Jésus n’a pas prétendu être le roi des Juifs, il a été réellement le roi de l’univers, le roi de la vérité qui rend libre. Ne prétendons pas être Chrétiens ; soyons-le vraiment ! Amen.