Chers frères et sœurs,
La parabole du Bon Samaritain s’ouvre sur une scène de violence spécialement brutale, difficilement soutenable, pénible à entendre, dure à regarder. Un pauvre quidam, au cours d’un voyage, tombe sur des bandits, et à la vérité ce sont surtout eux qui lui tombent dessus. Supérieurs en nombre, ils font preuve de violence gratuite : car ils ne frappent pas l’homme d’abord pour pouvoir ensuite le voler sans qu’il résiste, mais, après l’avoir dépouillé – donc volé totalement – ils s’acharnent sur lui, le tabassant sans raison. Au point, précise saint Luc, de le laisser « à moitié mort. »
C’est ce petit mot, « à moitié mort », qui a attiré mon attention. En grec, il se dit hémithané, « mort à moitié », de même que le mot hémiplégique désigne quelqu’un dont la moitié du corps est paralysée. Le quidam est entre la vie et la mort, le pronostic vital est engagé, comme on dirait aujourd’hui, à cinquante/cinquante. Et tout l’enjeu est de savoir vers quel côté, vers quelle moitié, notre regard se tourne. Un demi-verre est-il pour nous à moitié vide ou à moitié plein ? La réponse à cette question classique en dit moins sur le contenu du verre que sur nous-même. Et il en va de même avec l’homme blessé au bord du chemin : c’est de notre regard que dépend son avenir.
Lorsque le prêtre et le lévite passent devant l’homme sans s’arrêter, ce n’est pas, je pense, à cause d’une urgence dans leur agenda, ou seulement pour des questions de pureté rituelle. Ce ne sont pas des ecclésiastiques sans cœur, comme on peut le lire ici ou là. Simplement, parce qu’ils le regardent de loin, ils voient un homme à moitié mort, c’est-à-dire plus mort que vivant. C’est trop tard pour lui, se disent-ils ; à quoi bon aller regarder un cadavre ? C’est inutile et indécent. Or le Samaritain fait preuve d’une heureuse curiosité, et il s’approche : c’est là seulement qu’il constate que l’homme inerte n’est pas mort, qu’il respire encore et qu’en réalité il est surtout à moitié vivant. L’attitude du Samaritain évoque celle de Moïse, apercevant au loin le buisson ardent : « Je vais faire un détour pour voir cette chose extraordinaire… » Et, comme pour Moïse, le détour et le regard posé sur cet homme blessé va changer sa route et sa vie : il voit la vie qui lutte vaillamment contre la mort, il se range de son côté, et il va déployer tout ce qui est en son pouvoir pour la sauver.
Le Samaritain n’était sans doute pas un médecin, et il n’avait pas sur lui une trousse de premiers secours. Mais il avait dans ses bagages quelques ingrédients ordinaires d’un repas de voyage : de l’huile et du vin. Tandis qu’un autre se serait trouvé bien démuni pour soigner le blessé, le Samaritain ne se laisse pas démonter : il utilise le vin comme un antiseptique, pour désinfecter les plaies, et l’huile comme un onguent, pour atténuer la douleur. Il bricole une guérison. Lorsque j’étais adolescent, je regardais souvent à la télévision une série américaine qui portait le nom de son héros, MacGyver. Celui-ci était un aventurier bricoleur, dont la spécialité était de se tirer des pires situations en utilisant à bon escient les objets les plus innocents et les plus inattendus : avec une allumette, un chewing-gum et une lime à ongles, il était capable d’ouvrir une porte de coffre-fort ! Tout cela, parce que MacGyver savait regarder ce qu’il avait sous les yeux, et voir dans des choses anodines la solution à ses problèmes. Je me plais à croire que le Samaritain de la parabole est un lointain ancêtre de MacGyver : mêlant l’astuce à la compassion, avec un peu de vin et d’huile, il fournit au blessé les premiers soins dont il a besoin pour basculer pour de bon du côté de la vie.
Nous avons la chance de vivre au cours de cette messe dominicale un baptême et une première communion. Cela tombe bien : il sera aussi question d’un peu d’huile et d’un peu de vin, qui vont faire leur effet. Le saint chrême, c’est simplement un peu d’huile parfumée, avec laquelle tout à l’heure je ferai une onction sur le front de Colombe : mais cette huile signifiera son incorporation au Christ, prêtre, prophète et roi. Le vin, c’est une simple gorgée que Joseph boira tout à l’heure, après avoir mangé l’hostie : mais l’un et l’autre, le Corps et le Sang du Christ, signifieront que la vie de Dieu viendra fortifier Joseph et le préparer à de grandes choses. Dieu se sert, comme le Samaritain, des ingrédients les plus simples de notre table pour nourrir en nous sa vie surnaturelle, pour nous exprimer sa compassion et sa confiance.
Chère Colombe et cher Joseph, c’est vous ce matin qui êtes nos « prochains prochains », c’est-à-dire, les nouveaux venus dans la longue suite de ceux qui se sont approchés du Christ. Être le prochain de Dieu, c’est venir vers lui, au plus près, pour le regarder et pour le reconnaître. Pour beaucoup de nos contemporains, Dieu gît, à moitié mort, au bord du chemin, et il ne mérite même pas un regard. Par ce baptême, par cette première communion, nous voulons prendre son corps entre nos mains, le regarder avec amour, constater qu’il est vivant et le laisser nous communiquer sa vie. « Fais ainsi et tu vivras ; va, et toi aussi, fais de même. » À la suite du Bon Samaritain, heureux ceux qui savent regarder ce qu’ils voient !
Amen.