Chers frères et sœurs,
Une fois de plus, je cherchais en vain l’amorce de cette homélie, quand, il y a deux jours, un paroissien m’a envoyé une requête originale. Membre des EDC – les Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens – il cherchait des idées de lecture sur un sujet ainsi libellé : « Comment réenchanter le travail ? » Je dois dire que c’est la question elle-même qui m’a questionnée. Ainsi formulée, elle suggère que le travail, jadis, a été enchanté, voire a été enchanteur. En lisant la parabole de ce dimanche, je suis un peu pessimiste à ce sujet. Dans la parabole, tout devrait logiquement bien se passer : il y a du travail pour tout le monde, le patron est proactif, il est précis dans l’établissement du contrat, il dit qu’il sera juste ; pourtant, les ouvriers qui, dès l’aube, étaient disponibles, bien d’accord sur les conditions de travail, finissent la journée épuisés, mécontents, révoltés : eux aussi, déjà, ils sont désenchantés.
Il y a deux mille ans, le travail n’était donc pas enchanté, et l’absence de travail non plus. D’ailleurs, le contraire de l’« embauche », c’est littéralement la « débauche ». L’usage ordinaire que nous faisons de ce mot suggère que là où le travail manque, c’est l’oisiveté, mère de tous les vices, qui s’installe, engendrant toutes sortes de comportements malsains et scandaleux. Lorsque le maître du domaine rencontre sur la place les derniers ouvriers et leur demande où ils étaient passés, ceux-ci ne cachent pas leur embarras, leur tristesse : « C’est que personne ne nous a embauchés. » En un instant, le maître balaye ce qui a été leur honte, il refuse de les regarder comme des bons-à-rien, des débauchés : d’un regard, il les prend chez lui, mettant derrière eux leur passé. Un avenir s’ouvre enfin. Sera-t-il enchanteur ?
Vous l’avez remarqué, cet évangile est réparti en deux actes : d’un côté, le commencement du travail ; de l’autre, de sa fin. L’un et l’autre sont accomplis sous la direction du maître de la parabole, doté manifestement d’un fort caractère, et qui est sans cesse en mouvement – on dirait aujourd’hui que sa voiture lui sert de bureau. Il ne fait pas de grands discours, il n’y met pas toujours les formes. Il sait ce qu’il veut, et il le dit, avec toujours la même expression : « Va-t’en. »
« Va-t’en à ma vigne », dit-il à chacun de ses ouvriers. C’est le signal que l’entretien d’embauche a été concluant. La formule est franche, rapide et efficace. Est-elle rude ? Un peu, peut-être. Mais c’est la manière qu’a le maître du domaine de donner sa confiance pour de bon. Il y a vingt ans, jeune séminariste en stage dans une paroisse parisienne, j’avais un curé dont l’expression préférée était « Débrouillez-vous ! » Si je lui présentais un projet, une idée, une in initiative, il l’examinait en fronçant les sourcils, puis, s’il l’estimait pertinent, il marmonait d’un ton bourru le fameux « Débrouillez-vous ! » Je savais que j’avais sa bénédiction pour agir, avec une vraie autonomie, en tâchant d’être débrouillard. Le ton faussement rude exprimait la pudeur et la bonté du personnage. Hop, allez-y, débrouillez-vous, dit le maître avec à ceux à qui il confie sa vigne bien-aimée, le fruit de toutes ses attentions. Et ces quelques mots en disent long.
« Va-t’en », dit à nouveau le maître à son ouvrier qui récrimine, dans le second acte. On peut imaginer que c’est moins aimable, et que, exaspéré par sa révolte, il le congédie. « Prends ce qui te revient, et va-t’en. » Mais non : au lieu de le mettre aussitôt à la porte, il continue de lui parler, en s’expliquant sur la raison de sa générosité en apparence injuste. C’est un peu incohérent… Je renonce donc à intituler cette homélie Prends l’oseille et tire-toi, d’après le titre d’une des premières comédies de Woody Allen, car le maître ne veut pas que son employé disparaisse. Il ne le met pas à porte ; demain, s’il le veut bien, il l’embauchera à nouveau. Il lui plutôt dit de sortir de lui-même, d’aller à la découverte de ce qu’il ne comprend pas encore : que le maître n’a pour payer ses ouvriers que des pièces d’un denier, et qu’il ne peut pas les couper en deux, ou en douze. En Dieu, il n’y a qu’un amour, le même pour tous, il n’y a qu’un salut, qu’un paradis. Dieu ne peut donner que ce qu’il a, que ce qu’il est.
Cet évangile résonne singulièrement pour toi, Hortense, qui vas recevoir le baptême ce matin au milieu de nous, baptisés de longue date, vieux ouvriers à la vigne du Seigneur. Pendant quelques dixièmes de secondes, tu vas avoir le privilège d’être la plus jeune baptisée du monde ! Et même si, un instant d’après, tu auras perdu ce statut, ne t’en fais pas : il n’y a pas d’heure pour entrer dans l’Église, pour se laisser appeler, pour se laisser aimer. En même temps qu’elle me faisait la demande de ton baptême, ta maman – qui par définition est légèrement plus âgée que toi – m’a demandé à pouvoir se préparer à la première communion et à la confirmation. Il est très beau que vous vous laissiez embaucher ensemble, et qu’ensemble, vous entendiez le Seigneur vous dire tendrement : « Allez-vous-en ! »
Chers frères et sœurs, vous vous en doutiez un peu, un évangile comme celui-ci est redoutable en période de rentrée, quand la vie paroissiale redémarre et que le curé furète partout, cherchant sur son chemin des bonnes volontés pour la catéchèse, l’équipe de préparation au mariage ou le scoutisme. Si vous me voyez fondre sur vous à la sortie de la messe, ne soyez pas trop inquiets et ne vous enfuyez pas. Je ne vous garantis pas un travail réenchanté, mais je vous invite à être libres au moment de discerner une réponse à ce que je vous proposerai, en soignant le début et la fin, et, entre les deux, en faisant preuve réciproquement de confiance. Et si, finalement, vous me dites oui, demandez-moi de ne pas oublier de conclure votre embauche en ces termes : « Allez-vous-en dans la paix du Christ… et débrouillez-vous ! »
Amen.