Chers frères et sœurs,
Faut-il panthéoniser saint Thomas ? À l’heure où il est à la mode de remplir le Panthéon, à Paris, de personnalités qui, dit-on, incarnent le génie français, je crois que, de tous les apôtres, c’est saint Thomas qui serait le meilleur candidat. Beaucoup de gens vous le diront : « Moi, je suis Français, donc je suis cartésien, donc je fais confiance à la raison, donc, comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois ! » De sorte que l’apôtre est vu par un certain nombre de gens comme une sorte de héros de la raison, de rebelle libre-penseur, de saint patron avant l’heure d’une certaine laïcité. Aussi, s’il reste une place libre au Panthéon, peut-être faudrait-il y déposer une relique de saint Thomas ?
Sans doute y a-t-il chez saint Thomas un caractère bien trempé. On l’a vu, plus tôt dans l’évangile, alors que tous les apôtres refusaient d’écouter Jésus leur annoncer sa passion, les encourager énergiquement : « Allons-y, nous aussi, pour mourir avec lui ! » Manifestement, Thomas est assez à l’aise pour ne pas faire comme tout le monde. D’ailleurs, lorsque les apôtres sont chez eux, fermés à double tour, calfeutrés dans la peur d’une arrestation à laquelle ils s’attendent, Thomas, lui, est dehors. Peut-être parce qu’il refuse d’avoir peur ; ou peut-être parce qu’il a besoin de solitude, pour pleurer dans son coin son maître disparu, et sa honte de n’avoir pas été là, avec lui, comme il l’avait promis. Le caractère de Thomas est fort, mais son cœur est tendre, et son remords est sincère.
Rebelle, Thomas l’est encore lorsqu’il refuse de croire à une solution qui lui semble trop facile. Si Jésus est mort, on ne peut pas se contenter d’un discours facile, pour se consoler : Jésus est toujours vivant dans nos cœurs, il est toujours présent dans notre souvenir… Et Thomas a bien raison de se rebeller : si ce n’est que cela, la résurrection, alors ce n’est pas réellement la résurrection. Jésus l’a bien compris, lui qui dit à Thomas : « Cesse d’être incrédule, sois croyant. » Car le contraire de l’incrédulité, ce n’est pas la crédulité, mais la foi. Jésus n’exige pas de Thomas qu’il croie n’importe quoi pour se rassurer, pour se consoler ; il l’invite à croire la vérité de l’incarnation jusqu’au bout : Dieu, en Jésus, a pris un corps de chair comme le nôtre ; il faut que, ressuscité, il le soit dans un vrai corps, pour que la résurrection ne soit pas une théorie, mais une rencontre.
Il est très dommage que beaucoup de ceux qui font de Thomas le saint patron de la raison triomphante n’aillent pas jusqu’au bout du texte. Car Thomas, qui a exigé des preuves, qui a voulu toucher du doigt les plaies du Christ, ce que le Christ l’invite explicitement à faire, n’en a plus besoin. Rebelle jusqu’au bout, il n’a plus besoin de preuves, quand le ressuscité est devant lui ; il désobéit même à celui qui l’invite à toucher ses plaies : c’est inutile. Au lieu de les toucher du doigt, il devient le premier apôtre à confesser la divinité de Jésus : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » Il n’a pas fait de son incrédulité un idéal ; refusant la crédulité, il a reçu le don de la foi. Il a laissé tomber la batterie de preuves qu’il réclamait pour entrer dans l’amour, qui est l’accomplissement de la foi.
Ce dimanche, à la fin de l’Octave de Pâques, porte plusieurs noms, dont celui de dimanche « in albis depositis », le dimanche où les néophytes retirent leur vêtement blanc. Alexis et Pablo, baptisés il y a une semaine dans cette église, avaient reçu ce vêtement blanc au cours de leur baptême, dans la nuit de Pâques, comme signe de leur nouvelle dignité chrétienne. Désormais, ils n’en ont plus besoin : ils peuvent le laisser tomber, et vivre désormais leur vie quotidienne de Chrétiens sans signe distinctif, avec la même souveraine liberté, dans leur cœur plutôt que sur leurs épaules. Chers Alexis et Pablo, vous rejoignez de la sorte, symboliquement, le mystérieux personnage dont parle la Passion selon saint Marc, que nous avons entendue il y a deux semaines, pour les Rameaux : cet homme qui suite Jésus au jardin des Oliviers, avec pour tout vêtement un drap blanc ; quand les gardent tentent de l’appréhender, il s’enfuit, laissant dans leurs mains le drap. Et, bien sûr, c’est aussi au Christ ressuscité que vous ressemblez encore un peu plus, lui qui a également laissé derrière lui, dans le tombeau, le suaire et les linges dont il n’avait plus besoin.
Ce matin, donc, comme saint Thomas a laissé tomber les preuves qu’il avait réclamées, laissez tomber votre vêtement blanc. Laissez-le tomber délicatement, car il faut le transmettre ! Ce dimanche « in albis depositis », pour vous deux, Alexis et Pablo, est aussi pour ces deux petits enfants, Lenny et Domitille, le dimanche « in albis receptis » : baptisés ce matin, ils vont à leur tour recevoir l’habit blanc. À votre tour, Alexis et Pablo, vous devenez des grands frères dans la foi pour d’autres, plus jeunes dans leur rencontre avec le Christ, qui auront besoin de vos caractères bien trempés, de votre exigence de vie chrétienne, de votre témoignage et de votre soutien pour devenir non pas des Chrétiens crédules, mais des Chrétiens croyants, fidèles et fiables : pour devenir, en somme, des saints. Avec saint Thomas, notre avenir n’est pas d’être de pauvres grands disparus gisant au Panthéon, mais d’être les citoyens du paradis, dont les noms sont inscrits dans le cœur de Dieu où rien, jamais, ne s’oublie.
Amen.