21 avril 2024 – Quatrième Dimanche du Temps Pascal

Chers frères et sœurs,

Dans sa pièce Henri V, William Shakespeare a écrit un des discours les plus célèbres de toute la littérature anglaise. La scène se passe en pleine Guerre de Cent ans, à la veille du 25 octobre 1415, fête de Saint-Crépin, et jour de la bataille d’Azincourt, dans l’actuel Pas-de-Calais. Les troupes anglaises, en sous-nombre, sont fatiguées, affamées, démoralisées à la perspective d’un combat a priori difficile à gagner. Alors, le jeune souverain anglais exhorte ses hommes, en leur parlant de l’avenir : un jour, celui qui aura survécu à cette bataille en racontera le souvenir à ses petits-enfants ; et, ajoute-t-il, « il relèvera ses manches, il montrera ses cicatrices et il dira : ces blessures, je les ai eues à la Saint-Crépin. » Ce fameux motivational speech, d’après Shakespeare, a soulevé prodigieusement le cœur des Anglais, comme des brebis qui se disent qu’avec un tel berger, rien ne saurait leur manquer, leur donnant l’énergie de combattre et d’emporter la victoire.

Que l’on me pardonne l’évocation de cette date funeste pour la chevalerie française, mais cette histoire de cicatrices m’a frappée. Même la petite blessure la mieux soignée laisse une cicatrice qui ne peut jamais totalement être effacée, paraît-il. Dans ces jours de Pâques où nous essayons de comprendre ce qu’est la Résurrection, nous voyons avec quelle insistance les évangélistes évoquent la permanence des traces de la Passion sur le corps du Christ ressuscité. Il y a deux semaines, c’étaient les marques des clous et de la lance que Thomas réclamait de voir, et que Jésus lui montrait, l’enjoignant même à y mettre le doigt. Dimanche dernier, c’étaient ses mains et ses pieds qu’il invitait ses disciples à regarder, pour signifier qu’il n’était pas un esprit, un fantôme. Jésus ressuscité n’est pas revenu à la case départ, avec une peau de bébé et un corps tout propre, tout neuf. Sa vie nouvelle n’efface rien de sa Passion, mais la transfigure.

Dans l’image du Bon-berger-vrai-pasteur que Jésus donne de lui-même, il est aussi question de cicatrices, fortement suggérée. Le berger à gages, le pasteur mercenaire, veut bien s’occuper des brebis, et il le fait peut-être même avec soin, tant que sa vie, son corps, ne sont pas en danger. Mais si le loup survient, il a pour priorité de sauver sa peau. Désolé pour les brebis, mais tant pis pour elle. Ce qui fait la bonté et la vérité du berger fidèle, donc, c’est sa capacité à donner sa vie pour ses brebis. Dans sa bataille avec le loup, peut-être va-t-il mourir, peut-être va-t-il gagner, qui sait ? Ce qui est certain, c’est qu’il n’en sortira pas indemne. Pour que les brebis ne soient pas croquées, le bon pasteur fait barrière de son corps, quitte à ce que les griffes du loup lui labourent le dos, lui entaillent le visage. Le corps du vrai berger a de fortes chances d’être couvert de cicatrices. Chacune est une histoire d’amour en miniature, à même la peau, indélébile.

Dans un autre récit, un peu moins violent, Jésus sous-entend la même réalité : quand vient à s’égarer la brebis distraite ou téméraire, son berger, qui est bon, ne se résout pas à l’avoir perdue. La satisfaction d’en avoir encore quatre-vingt-dix neufs dans l’enclos ne remplace pas la brebis qui manque. Alors, dans la montagne, dans les fourrés, dans les escarpements, dans les buissons, il va à sa recherche, infatigablement. Il y a fort à parier que les ronces et les rochers auront laissé des traces sur les jambes et les bras du berger : mais sa fidélité est à ce prix. Par ses blessures, nous sommes sauvés.

Le Christ resplendissant de gloire, avec ses mains, ses pieds et son côté à jamais troués, est un excellent résumé de la théologie chrétienne de l’histoire. L’histoire de Dieu parmi les hommes est linéaire, elle ne revient pas en arrière, et ne fait pas que ce qui a eu lieu ait pu ne pas exister. Mais en Jésus, rien n’est annulé ; tout est intégré, tout est récapitulé, tout est glorifié. Il ne reprend pas sa vie donnée, mais il la reçoit de nouveau, pas pour remplacer la précédente, mais pour s’y ajouter. Sa Passion et sa Résurrection, l’une et l’autre, sont pour toujours. Ses cicatrices sont plus glorieuses encore que celle des combattants d’Azincourt.

Chers frères et sœurs, la vie spirituelle n’est pas une grande opération de chirurgie esthétique, destinée à nous faire oublier le mal que nous avons pu croiser dans notre vie, que nous avons pu subir ou que nous avons pu commettre. Ce sont nos cicatrices, à la fois visibles et soignées, indélébiles, présentes sur nous pour toujours. La Pâques du Christ nous invite à vivre avec elle, en les tournant vers l’avenir. Que le bon pasteur, le vrai berger, nous donne de les regarder avec tendresse : la gueule du loup n’a pas eu le dernier mot !

Amen.

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