Chers frères et sœurs,
Un ami m’a posé un jour cette question saugrenue : quel était mon verbe préféré dans la langue française ? Comme la question était de plus très inattendue et que je n’y avais jamais réfléchi, je m’apprêtais à détourner la conversation, quand la réponse s’est imposée d’elle-même à mon esprit : c’est, dis-je, le verbe « sourdre ». Sourdre, c’est le verbe qui désigne l’action de ce qui sort de terre, en particulier l’eau, d’où le mot « source ». Dans le double R de sourdre, il y a un roulement rocailleux qui évoque précisément le bouillonnement d’un torrent sous le sol, d’une puissance de vie qui pousse, et qui s’apprête à sortir à l’air libre.
Sourdre n’est pas un mot que l’on utilise chaque jour, à moins d’être sourcier et de chercher l’eau là où personne ne l’a encore trouvé. Si Jésus utilise tant d’images, de comparaisons et de paraboles, c’est parce qu’il parle d’une réalité qui est non seulement invisible, mais délicate à aborder. Il parle du règne de Dieu. Il ne s’agit pas simplement de l’existence de Dieu. On peut très bien se figurer, comme Voltaire, que Dieu existe comme architecte du bel univers qui est autour de nous, mais que ce Dieu vive très loin de nous. Il ne nous dérange pas et nous ne le dérangeons pas. Le règne de Dieu, c’est exactement le contraire : mystérieusement mais réellement, il agit sans cesse dans le monde, il nous fait vivre à chaque instant, il intervient quand il le veut, bref, il est là, tout près de nous. Et comme c’est incroyable, Jésus a besoin de sourciers qui soient à l’affût de cette puissance de vie, si proche de nous, et qui est en train de sourdre.
Si le verbe sourdre s’applique le plus souvent à l’eau, il peut désigner dans l’évangile de ce jour des réalités du monde botanique : un épi de blé, un arbre à moutarde. Eux aussi sortent de terre, et ils grandissent démesurément alors qu’ils n’étaient, au commencement, qu’une minuscule graine posée au creux de la main du semeur. Jésus souligne que même l’agriculteur dont c’est le métier « ne sait pas comment » la terre fait pour multiplier ainsi la petite graine qui lui a été confiée. C’est toujours fascinant. Et, si nous y sommes habitués dans les riches plaines de notre région, il y a des endroits où cela relève vraiment du miracle.
Je pense à une petite parabole, qui ne prend pas place en Terre Sainte, mais en Provence, et dont l’auteur ne se disait pas Chrétien, mais l’était sans doute plus qu’il ne voulait bien l’avouer. Cette parabole, c’est la nouvelle de Jean Giono intitulée L’Homme qui plantait des arbres, écrite en 1953, et dont en 1987 un magnifique film d’animation canadien a été tiré, dans lequel le texte est lu par la chaleureuse voix grave de Philippe Noiret. Au début du XXème siècle, le narrateur fait une randonnée dans les Alpes de Haute-Provence, à l’Est de la vallée de la Durance, dans des villages plus ou moins abandonnés. Un jour, il rencontre un berger silencieux, nommé Elzéar Bouffier, et il découvre que celui-ci occupe ses journées à planter dans la nature une quantité énorme de petits glands de chênes : patiemment, paisiblement, silencieusement et « dans une parfaite solitude », il plante une forêt, des dizaines de milliers d’arbres. Personne n’a idée, dans le pays, de ce travail colossal ni même du nom d’Elzéar Bouffier.
Quinze ans après, le narrateur revient dans cette région et ne la reconnaît pas tant elle a changé en raison de tout ce que les arbres ont apporté : le pays reverdit, les plantes y repoussent, les animaux y reviennent, les habitants reconstruisent les maisons, et tout le monde croit que cette forêt est apparue naturellement. Le travail d’Elzéar Bouffier reste son secret, et celui du narrateur. Celui-ci, émerveillé, entre dans un village jadis en ruine et qui a repris vie ; il remarque qu’à côté d’une fontaine, on a planté un tilleul, « symbole incontestable d’une résurrection. (…) Lazare était hors du tombeau ! » Et il ajoute : « Quand je pense qu’un homme seul, réduit à ses simples ressources physiques et morales, a suffi pour faire surgir du désert ce Pays de Canaan, je trouve que, malgré tout, la condition humaine est admirable… Mais quand je fais le compte de tout ce qu’il a fallu de constance dans la grandeur d’âme et d’acharnement dans la générosité pour obtenir ce résultat, je suis pris d’un immense respect pour ce vieux paysan sans culture qui a su mener à bien cette œuvre digne de Dieu. »
Jean Giono l’agnostique le pressentait : sous la figure d’Elzéar Bouffier, il y avait l’ombre de Dieu, dont l’amour est si pudique qu’il se laisse deviner sans jamais s’imposer. Le règne de Dieu ne cesse de sourdre dans le monde, et pour le reconnaître il faut de l’attention, de l’humilité et de l’espérance, les qualités du semeur et du sourcier. Merci, Seigneur, de faire invisiblement grandir ta vie dans la nôtre, et de nous le faire découvrir. En toi, toutes nos sources !
Amen