« Père saint, garde mes disciples unis dans ton nom, le nom que tu m’as donné, pour qu’ils soient un, comme nous-mêmes. »
Chers frères et sœurs,
La prière de Jésus, dans l’évangile de ce septième et dernier dimanche de Pâques, a quelque chose de redondant : Jésus demande que le Père garde ses disciples « unis, pour qu’ils soient un. » Malgré cette lourde insistance, on pourrait se dire que Jésus prie en vain : quelques heures à peine plus tard, ses disciples, qui viennent pourtant de l’écouter, vont l’abandonner, s’enfuir, se disperser. Ils seront unis, oui, mais dans la lâcheté. Et il faudra un long temps d’enseignement par Jésus ressuscité – ces quarante jours entre Pâques et l’Ascension – pour qu’ils reprennent courage et retrouvent leur cohésion.
Quel contraste, alors, entre la médiocrité des disciples à la veille du Vendredi Saint, et la claire conscience qu’ils ont de leur mission dans la première lecture ! Pierre évoque la trahison de Judas et le besoin de son remplacement, non pas seulement parce qu’il y a un « poste à pourvoir », mais parce qu’il en va de l’unité organique de l’Eglise. Pierre précise : « ce Judas était l’un de nous et avait reçu sa part de notre ministère. » Il parle du ministère au singulier, un ministère collectif, celui des apôtres, des « Douze ». A la tête de l’Eglise, le Christ a placé non pas des individus, mais un collège, une assemblée qui est une et qui doit se perpétuer dans le temps. Ainsi, au moyen d’un tirage au sort, c’est Matthias qui intègre ce collège et qui inaugure le principe de la succession apostolique : pour que l’Eglise soit une, elle reçoit à son service l’unité du ministère des apôtres.
L’unité du ministère apostolique est le premier aspect de l’unité en actes dans la première Eglise ; le second aspect, c’est l’unité dans le témoignage. C’est la seule définition du rôle du futur apôtre : « devenir témoin de la résurrection ». Et si le procédé choisi peut sembler étrange – le tirage au sort nous évoque peut-être plus les jeux de hasard que le discernement pastoral, c’est une manière de dire que le choix de Matthias n’est pas le résultat de manœuvres politiciennes et le fruit d’une campagne électorale, mais le choix de Dieu. L’enjeu n’est pas la promotion d’un parti contre un autre, mais l’urgence du témoignage rendu au monde.
Vous l’aurez noté, le « monde » – cosmos en Grec – est un terme omniprésent dans ce court évangile, et une notion ambiguë. Ce monde dont il est question est à la fois un monde à aimer et un monde à craindre. L’ambiguïté ne vient pas d’un manque de talent littéraire dont il serait difficile d’accuser l’évangéliste saint Jean, pas plus que d’un manque de vocabulaire disponible. L’ambiguïté est parfaitement volontaire. C’est bien le même monde qui est l’objet de l’amour de Dieu et qui le rejette ; c’est bien le même monde qui est la raison d’être du témoignage des disciples et le danger permanent qui les guette.
Cette ambiguïté, Jésus la connaît et l’assume jusqu’au bout, puisque la fin de sa prière au Père s’achève sur cette étonnante requête : « Je ne prie pas pour que tu les retires du monde, mais pour que tu les gardes du Mauvais. » Jésus prie pour que l’unité de l’Eglise s’accomplisse dans une tension permanente, inconfortable mais bonne. Une ligne de crête, en somme. Car l’Eglise navigue toujours entre Charybde et Scylla. Charybde, c’est d’un côté le risque de vouloir tant être dans le monde que l’on est du monde, de vouloir tant se montrer aimable avec la société que l’on s’y dilue comme un sucre dans une tasse de café. Scylla, de l’autre côté, c’est le danger de vouloir tellement n’être pas du monde que l’on cesse d’être dans le monde, de l’habiter et de lui porter la bonne nouvelle sans lequel il se fane et désespère.
En visitant les maisons d’un certain nombre de paroissiens pour les bénir pendant ce temps pascal, j’ai constaté dans plusieurs jardins la présence de slacklines, ces cordes tendues entre deux arbres sur lesquelles on peut marcher, pieds nus la plupart du temps, avec une grande souplesse et un peu de courage (Non, je n’ai pas essayé, comme l’aviez deviné !) L’être humain adulte et en bonne santé est bien stable sur ses deux pieds, mais l’exercice de la slackline – je le suppose – rappelle ce qu’a été l’apprentissage de la marche dans l’enfance, quand mettre un pied devant l’autre sans tomber était un défi. Une expérience qui revient en entrant dans la vieillesse ou la maladie, voire en cas d’ivresse – ce dont, là aussi, je ne saurais témoigner par expérience…
Comme sur une slackline, la vie chrétienne est sans cesse à réunifier. Comme le funambule qui tremble, se stabilise, avance et chancelle, retrouve son équilibre, reprend son souffle et lance un nouveau pied en avant, ainsi l’Eglise avance-t-elle dans ce monde qui la méconnaît et qu’elle a le devoir et la joie d’aimer. Car l’Eglise n’est pas le contraire du monde, ainsi que le seraient deux entités hermétiquement dissemblables, opposées, affrontées, comme des fauves sur un blason. Non, l’Eglise, c’est le monde arrivé à son point d’équilibre du monde, où, comme le dit les Pères de l’Eglise, « l’Église, c’est le monde quand il est illuminé par le Sauveur » (Origène, commentaire de Jean) ; « L’Eglise, c’est le monde réconcilié » (Augustin, Sermon 96, 9).
Chers frères et sœurs, pour qu’à la suite des apôtres nous sachions marcher sur la slackline que le Seigneur dresse devant nous, appelons l’Esprit d’unité pour qu’il affermisse nos pas de funambules !
Amen.