18 février 2024 – premier dimanche de Carême

Chers frères et sœurs,

J’ose le dire : cet évangile est une de mes pénitences de carême. Saint Marc me frustre par sa concision, qui confine presque à la désinvolture. A peine l’évangile a-t-il commencé qu’il est fini, et trop de questions restent sans réponse : pourquoi Jésus est-il allé au désert ? Qu’y a-t-il fait pendant quarante jours ? Quelles étaient les tactiques du diable et comment Jésus les a-t-il déjouées ? Bref, je râle. Mais je sais aussi que la pénitence est pour mon bien, pour ma conversion : alors, après avoir râlé, je remercie saint Marc de me dire l’essentiel, et de m’obliger à être concentré sur le petit concentré d’évangile qu’il me donne : je sais bien, au fond, que cela me suffit.

Reste qu’il n’est pas simple de préparer une homélie pour commenter ces quelques petites phrases. En explorant la première lecture, j’ai été frappé d’une révélation : une chose était sous mes yeux depuis si longtemps, et je ne l’avais pas remarquée. Dans ce texte, il est question d’abord de l’arche par laquelle Noé, sur les eaux du Déluge, a sauvé la Création de la noyade ; puis il est question de l’arc-en-ciel que Dieu donne, au milieu des nuages, comme symbole de son alliance définitive, irréversible, avec Noé et tous les êtres vivants. Or, en Français, ‘arche’ et ‘arc’, c’est exactement le même mot, avec le même sens, celui d’une forme géométrique cintrée, c’est-à-dire qui décrit un demi-cercle.

Dans l’histoire de l’humanité, la conquête de la science permettant d’obtenir un objet ou un bâtiment cintré a été sans doute une longue affaire, un véritable exploit : pour cintrer le bois, il faut longuement le soumettre à un traitement de chaleur et d’humidité qui va le rendre malléable, et, doucement, lentement, on pourra lui faire prendre une forme arrondie qu’il gardera en séchant. Pour construire un arc en plein cintre, si caractéristique de l’art roman, il faut un coffrage temporaire en bois sur lequel sont agencées des pierres taillées en claveaux, selon un angle très précis, et au milieu, une clef de voûte qui vient stabiliser le tout. Une petite erreur de calcul ou d’assemblage, et patatras, tout s’écroule ! Tout est une affaire de tension : si on ne tend pas assez, la forme n’est pas la bonne : si on tend trop, ça casse ! La technique ne suffit pas ; il faut aussi une « patience qui se prolonge », comme dit saint Pierre, dans sa lettre qui est notre deuxième lecture, en parlant de Dieu. Comme un bon artisan, il sait qu’il ne peut pas accélérer le temps…

L’arche, c’est donc un bateau dont la cale est courbée, de manière à épouser la mer immense, en y flottant sans couler. Au sujet de l’arc-en-ciel, l’auteur de la Genèse emploie le même mot que l’arc qui tire les flèches, et que l’on obtient en choisissant une essence de bois à la fois légère, souple et résistante, qui supportera la tension imprimée par la corde, sans craquer. Une arche pour la protection sur les eaux, un arc pour la chasse sur la terre. La bonne arche, c’est celle qui permet de traverser les eaux sans s’y noyer ; le bon arc, c’est celui permet de viser et de toucher juste quand on croise un danger ; car la forme désirée n’est pas qu’une question esthétique, c’est une affaire de vie et de mort !

Bref, l’arche et l’arc sont comme l’avers et le revers d’une même pièce, ils sont indissociables l’un de l’autre. De même, dans cet évangile dense et efficace, coexistent deux éléments indissociables : les quarante jours de Jésus au désert, puis sa prédication itinérante en Galilée. Au désert, Jésus est comme dans une arche au sec, avec toute la Création en miniature autour de lui – les bêtes sauvages et les anges gardiens – et, comme Noé, il y passe quarante jours de retraite. Comme Noé, le mal rôde alentour – les eaux meurtrières dans la Genèse, Satan dans l’évangile – mais il ne fait pas obstacle à la préparation spirituelle de l’avenir. Puis apparaît la terre ferme, et le moment de débarquer : l’arc-en-ciel lance Noé dans un monde nouveau, que Dieu bénit ; et Jésus, rapide comme une flèche, est propulsé dans son périple d’annonce de la venue du Royaume. Pas d’arc sans arche, pas de mission sans désert. Pas non plus de vie chrétienne sans baptême ; pas plus que de Pâques sans carême !

Chers frères et sœurs, en ce premier dimanche de carême, nous sommes donc sur l’embarcadère d’une aventure qui mérite d’être vécue, en y consacrant le temps nécessaire. La traversée des eaux du Déluge, le temps du désert, le carême, ne sont pas un temps de vide, triste, froid et ennuyeux, ou l’on ronge son frein. C’est un temps béni pour laisser la patience de Dieu nous façonner, nous attendrir, nous modeler, nous courber, nous tendre, nous préparer, comme le charpentier de Notre-Dame de Paris qui prend le temps de mettre ses poutres en forme, comme le chasseur qui taille sa branche de frêne ou de noisetier avec une infinie délicatesse pour qu’elle s’incurve parfaitement. En somme, être Chrétien, c’est être cintré ; et le carême, c’est le temps par excellence où les Chrétiens se laissent faire, pour devenir complètement cintrés. Ne perdons pas ce temps précieux : donc, en marche ! Ou plutôt : en Arche !

Amen.

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