19 mars 2023 – Quatrième dimanche de Carême – Laetare

Chers frères et sœurs,

Que se passe-t-il après la fin de l’histoire ? Lorsque vous refermez un roman après l’avoir lu jusqu’à la dernière page, lorsque vous voyez défiler sur l’écran le générique de fin, lorsque le rideau au théâtre tombe sur la dernière scène du dernier acte, que deviennent les personnages une fois que vous les avez perdus de vue ? L’évangile est le récit d’une suite de brèves rencontres, souvent sur le même modèle : une attente, un dialogue, un miracle. La personne qui a ainsi croisé le chemin de Jésus a reçu un signe de la bonté de Dieu : elle est alors guérie, délivrée, transformée, puis les chemins se séparent, chacun part de son côté. Et l’on est frustré de ne jamais savoir ce qu’a été ensuite la vie de cette personne. Notre joie, en ce quatrième dimanche du carême, c’est, pour une fois, de pouvoir suivre la vie d’un homme, après le miracle, dans sa vie d’après.

Je le disais : un miracle, par définition, ça transforme. Il y a deux semaines, dans l’évangile de la Transfiguration, le texte parlait même d’une ‘métamorphose’. Être transformé, métamorphosé, cela pose une question existentielle fondamentale : jusqu’où puis-je être transformé sans cesser d’être moi-même ? La question ne date pas d’hier. Plutarque, dans sa Vie des Hommes illustres, raconte l’histoire du bateau de Thésée : après sa victoire contre le Minautore, Thésée aurait offert le vaisseau qui l’avait mené aux bords de la Crète aux habitants d’Athènes. Ceux-ci, désireux de conserver cette insigne relique, l’avaient réparée au fil des années : chaque fois qu’une planche était abîmée, on la remplaçait par une planche neuve. Jusqu’au jour où les Athéniens remplacèrent la dernière planche. Ce que l’on appelait le « bateau de Thésée » était toujours là, mais en réalité aucune de ses planches n’avait jamais touché Thésée. Dans quelle mesure ce nom était-il encore légitime ? Cette question est loin de n’être que théorique : ces problématiques du changement et de l’identité, souvent amplifiées et mises en scène, constituent une source profonde de malaise dans notre société. Qui suis-je réellement ? Mon identité est-elle à recevoir ou à conquérir ? Et, finalement : jusqu’où puis-je changer sans disparaître ?

Toutes ces questions se posent de façon aiguë dans le cas de cet homme que rencontre Jésus, et dont saint Jean souligne avec insistance – à sept reprises ! – qu’il est aveugle c’est de naissance. Jésus ne vient pas réparer la vue qu’il a perdue, mais lui donner la vue qu’il n’a jamais connue : d’où ce geste de potier, de sculpteur, qui lui modèle des yeux avec de la boue, comme à une statue inachevée. Lorsqu’il revient de la piscine de Siloé, les yeux ouverts, l’aveugle-né n’est plus l’aveugle-né. Et comme son prénom n’est nulle part mentionné, on ne sait plus comment l’appeler, sinon par le souvenir de ce qu’il a été : un « ex-aveugle » – périphrase longue et peu élégante. Dans la foulée, il perd aussi sa profession de mendiant, faute d’avoir de quoi justifier sa mendicité. Puis, petit à petit, tout le monde se détourne de lui : ses parents indignes, qui le laissent tomber par crainte de représailles ; ses voisins, qui supposent qu’il a un sosie capable de voir ; et les Pharisiens, qui le malmènent et finissent par le jeter dehors – sans doute au sens littéral. Alors certes, il a enfin la vue, mais tout a changé en si peu de temps que cela a de quoi donner le tournis…

Devant cette crise d’identité, il y aurait de quoi s’effondrer. Or, c’est exactement le contraire qui se produit. Avant sa guérison, cet homme était d’une parfaite passivité, assis, muet, à la merci des passants, et sans doute invisible pour la plupart. Dès qu’il se met à voir, c’est comme si une énergie nouvelle venait l’habiter. Et donc, venons-en à la question fatidique : est-ce bien lui, ou est-il devenu un autre ? La première fois qu’il prend la parole, c’est pour y répondre, posément, mais avec autorité : « C’est bien moi. » En fait, plus exactement, il dit : « Je suis », Ego eimi. Il répète ainsi les mots qu’il a entendu Jésus prononcer, juste avant le miracle : « Je suis la Lumière du monde. » Et de même, Jésus ne cesse de parler ainsi : « Je suis la Porte des brebis » ; « Je suis le chemin, la vérité et la vie » ; et, dimanche prochain : « Je suis la résurrection et la vie »… Le seul qui puisse dire authentiquement « Je suis », c’est Dieu lui-même. Le jour où il envoya Moïse libérer son peuple d’Égypte, c’est ainsi qu’il déclina son identité : « Je suis qui je suis. Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : “Celui qui m’a envoyé vers vous, c’est : JE-SUIS”. » (Ex 3, 14)

Par un effet de miroir, l’homme, en déclinant son identité, exprime aussi celle de Jésus. Au fur et à mesure que les Pharisiens le pressent de jouer le rôle de témoin à charge, il devient disciple. Au fur et à mesure qu’il est sommé de dénoncer Jésus, il le confesse. Il découvre que « l’homme que l’on appelle Jésus » est lui-même la Lumière qui a donné vie à ses yeux morts. Il n’est pas devenu quelqu’un d’autre, mais il est vraiment devenu lui-même : dans sa réponse « C’est bien moi », le Bien est au centre ! Le Bien que le Christ a fait pour lui l’a fait devenir ce qu’il devait être, un envoyé, un voyant, un vivant : la grâce de Dieu ne supprime pas la nature, mais la porte à son achèvement. Que cette grâce nous porte, à travers ce Carême, vers la perfection de la vie que le Seigneur désire ardemment nous offrir !

Amen.

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