Chers frères et sœurs…
Avez-vous remarqué que je commence toujours en vous appelant « Chers frères et sœurs », de même que saint Jean commence chacune de ses lettres en donnant du « Bien-aimés » à ses correspondants ? Si je fais ainsi, c’est, avant tout, parce que je le crois : par le baptême, nous sommes réellement les frères et sœurs les uns des autres. Mais c’est aussi – je l’avoue – parce qu’il m’est toujours difficile de trouver les premiers mots d’une homélie, l’incipit, comme on dit. Vous me direz que je ne fais que déplacer la difficulté à la phrase suivante : vous n’aurez pas tort.
Le fait est qu’il y a longtemps que je me bats avec les incipit. Bien souvent, j’ai des idées, en pagaille même ; mais écrire, c’est une autre affaire. Quand je dois faire une homélie – ce qui m’arrive assez régulièrement – même quand je sais ce que je veux dire, je mets trois heures à trouver une première phrase qui me satisfasse. Le passage à l’action est un défi ! Et l’incipit est comme la vitrine du magasin, la première pierre de la maison, c’est d’elle que dépend la solidité de tout le reste. Même quand on a oublié l’histoire, c’est d’elle que l’on se souvient : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar », et cætera. On peut n’avoir lu ni Proust ni Flaubert et se rappeler ces saisissantes entrées en matière. Une fois de plus, c’est le premier pas qui compte le plus, qui coûte le plus. A l’autre bout du roman, il suffit d’un bon explicit, une bonne dernière phrase, et le tour est joué : entre les deux, le roman ou l’homélie s’écrira presque de lui-même, naturellement.
L’évangile de cette fête de la Toussaint est, précisément, le récit d’un incipit, d’un commencement. Jésus prononce le Sermon sur la Montagne, ce grand discours-programme qui est comme la porte d’entrée de son ministère public : pour la première fois, il prend la parole devant la foule. Ce qu’il dit est la synthèse de ce que sera son enseignement, et même, de ce que seront sa vie, sa passion et sa résurrection. Pour en souligner la solennité, saint Matthieu a recours à une formule un peu insistante : « Alors, ouvrant la bouche, il les enseignait. » Dans ce premier enseignement, il y a une première partie, les Béatitudes. Et, dans cette première partie, il y a un premier mot : « Heureux ». Il a fallu sans doute un petit coup de pouce de l’Esprit pour que Jésus choisisse son incipit, non par démagogie, mais pour l’amour de ceux à qui il commençait à annoncer la bonne nouvelle.
Neuf béatitudes, neuf histoires de bonheur, neuf bonnes nouvelles – au sens romanesque du terme. Car chacune de ces béatitudes est bien une bonne nouvelle, une petite histoire réussie. Neuf nouvelles réduites à leur plus simple expression : un incipit et un explicit, un point de départ et un point final ; ainsi : « Heureux les artisans de paix / ils seront appelés Fils de Dieu. » Une intrigue et un dénouement, et, entre les deux, suggérée, une histoire immense qu’il reste à reconstituer, ou à imaginer : comment les artisans de paix ont-ils mis en œuvre cette vocation ? Par quelles joies, par quelles surprises, par quelles épreuves, par quelles aventures sont-ils passés ? Et, à la fin, comment ont-ils entendu Dieu les appeler ses fils ? Ce qui nous frappe et ce qui nous appelle, dans les Béatitudes comme dans les nouvelles des grands écrivains, c’est leur capacité d’évocation : en quelques phrases, par l’efficacité de leur incipit et de leur explicit, elles nous donnent envie de nous jeter dedans, d’entrer dans ce monde qu’elles nous font entrevoir.
Dans évocation, il y a vocation. La première phrase de l’histoire est aussi un appel : Sois heureux, c’est-à-dire, Viens voir ! Fais de cette histoire ton histoire : il y a un bonheur à prendre, un chemin qui attend des voyageurs ! C’est pour cela que, dans les Béatitudes, nous avons un résumé extraordinaire de la vie des saints. En chacune des Béatitudes, nous pouvons reconnaître le visage de ceux qui sont nos frères et sœurs aînés dans la foi, de ceux qui ont entendu l’appel au bonheur et qui à leur tour nous encouragent à les imiter. Du courage, nous en avons besoin, parce que la vie chrétienne peut souvent ressembler au travail d’écriture. Nous avons de bonnes idées, d’excellentes intentions, mais cela ne nous évite pas l’angoisse de la page blanche. Comment faire pour passer à l’action ? Où aller, que faire ? Comment réussir à commencer cette grande histoire de la sainteté, qui semble si vertigineuse ?
Mais les saints ne sont pas seulement des modèles, ils sont des intercesseurs : ils ne sont pas seulement des grands anciens, ils sont des amis dans le présent. Ils sont là pour nous aider, le plus concrètement du monde. Ils nous le rappellent : le plus important, ce n’est pas forcément l’incipit, mais l’explicit. Ce n’est pas bien grave si la première phrase est maladroite : visons surtout à réussir la dernière. Ou, comme le disait un jour, à Ars, saint Jean-Marie Vianney à ses paroissiens : « Les saints n’ont pas tous bien commencé, mais ils ont tous bien fini. Nous avons mal commencé, finissons bien. » Chers frères et sœurs, que l’incipit de votre vie soit admirable ou médiocre, ne vous en faites pas : il n’est pas trop tard pour mettre de la sainteté dans le récit de votre vie, et pour que la nouvelle que vous écrivez devienne une bonne nouvelle, la Bonne Nouvelle,
Amen.