1er octobre – Vingt sixième dimanche du Temps Ordinaire

Chers frères et sœurs,

Quand, une fois tous les trois ans, revient cet évangile, je constate que je suis toujours un peu embarrassé de le lire devant une assemblée avec des familles et des enfants. Vite, vite, je referme l’évangéliaire et je prêche sur la première partie, cette histoire en apparence facile de deux fils, le cancre au bon cœur et le garçon poli et malhonnête, en me disant que ce sera plus adapté à un jeune auditoire. J’évite donc de revenir sur le « gros mot » que Jésus prononce à deux reprises dans la deuxième partie de l’évangile, pour ne pas choquer les oreilles chastes. Et pourtant, je le sais bien, je risque ainsi de réduire l’évangile à une morale : c’est bien d’obéir, c’est pas bien de désobéir. Et, de ce fait, je passe à côté de l’essentiel.

Je pense que Jésus a lui-même dût heurter ses auditeurs, et c’est exactement ce qu’il souhaitait. À leur place, moi aussi, je me serais senti insulté. Comment ça ? Moi qui m’épuise à mener une vie aussi droite que possible, à faire tout comme il faut, je me laisse doubler sur l’autoroute du paradis par des vendus ? Car c’est cela, le point commun aux publicains et aux prostituées : ce sont des vendus. Au lieu de garder leur vie pour eux, précieusement, au lieu de prendre soin de leur liberté, de leur amour, ils les ont mis en vente. Les premiers auprès de l’occupant romain, en devenant des fonctionnaires collabos, des traîtres ; les secondes auprès des clients qui pour un peu d’argent achètent une ou deux heures de leur vie et de leur corps. Si j’ai du mal à parler de ces réalités, c’est parce que moi aussi je les trouve sales. Et Jésus me répond : Toi, tu les trouves sales, mais tu ne sais pas ce que c’est. Eux, ils se trouvent sales, et eux, ils savent très bien ce que c’est !

Derrière la parabole des deux fils et son explication par Jésus, se pose donc la question du regard que chacun pose sur lui-même. Est-ce un regard où prévaut la satisfaction, ou bien un regard où domine la honte ? Ai-je le droit de ne pas être fier de moi ? Dans notre société aussi, sous couvert de bienveillance souriante, on étouffe cette question. J’en veux pour preuves deux devises qui me semblent s’imposer presque partout. L’une est le slogan d’une célèbre chaîne de restauration rapide : « Venez comme vous êtes. » La seconde est une petite phrase souvent utilisée pour s’entre-féliciter entre amis : « Ne change rien. » Deux phrases en apparences pleines d’amour ; deux phrases qui, en réalité, sont un cantique à l’immobilisme. Ne change rien à ce que tu es, c’est une autre façon de dire : Tu n’y arriveras jamais, tu ne changeras pas, résigne-toi et fais semblant d’être content…

Or, c’est parce qu’il aime tous les hommes que Jésus lance à tous un appel à la conversion : non pas un appel au changement pour le changement – ce qui est une autre idolâtrie mortifère – mais un appel à l’ouverture du cœur qui permet de se tourner vers lui, vers sa grâce qui peut l’impossible. C’est pour cela qu’il y a une différence entre l’espoir et l’espérance. L’espoir consiste en ce que nous pouvons raisonnablement viser et obtenir avec nos forces personnelles – ce à quoi des gens pleins de qualités, comme les Pharisiens, pouvaient arriver grâce à leur volonté et leurs efforts. L’espérance, elle, nous dépasse toujours. Comme le dit Chesterton, « l’espérance consiste à espérer quand tout est désespéré » : c’est pour cela qu’elle est une vertu, c’est-à-dire un don de Dieu. Quand on s’est vendu, quand on s’est perdu, quand on a – à juste titre – honte de soi, on ne peut plus être aimé que par un plus grand que soi ; lui seul peut nous sauver.

C’est pour cela que la plus belle des prières monte du cœur de celui qui découvre enfin qu’il est digne d’être aimé, malgré tout. Au début de son grand roman Crime et Châtiment, Dostoïevski met en scène un personnage misérable et méprisable. C’est un petit fonctionnaire alcoolique, quoi boit le peu d’argent qu’il gagne, qui semble avoir perdu toute dignité ; il se nomme Marmeladov – même son nom est ridicule. Sa fille, Sonia, tente de nourrir sa famille par tous les moyens, vous imaginez lesquels. Tout le monde le méprise dans la taverne où il est affalé, un verre à la main. Pour lui, à vues humaines, il n’y a plus d’espoir. Cependant, une espérance incroyable l’habite. Quand l’aubergiste, moqueur, lui demande s’il est à plaindre, Marméladov répond :

« Pourquoi il faudrait me plaindre, tu dis ? Non ! Il n’y a aucune raison de me plaindre ! Celui qui nous plaindra, c’est celui qui plaint tout le monde, qui comprend toute créature, il est l’Unique et, le Juge, c’est Lui. Il viendra, ce jour-là, et Il dira : « Viens ! Je t’ai déjà pardonné une fois… Je t’ai pardonné une fois… Et de nombreux péchés sont pardonnés ce jour, parce que tu as beaucoup aimé. » Et il rendra justice à chacun, et Il pardonnera, les bons comme les méchants, et les sages comme les humbles… Et quand Il en aura fini avec les autres, alors Sa parole s’élèvera vers nous : « Sortez, Il dira, à votre tour ! Sortez, vous, les petits pochards, vous, les très-faibles, sortez, vous qui vivez dans la fange ! » Et là, tous, nous sortirons, sans avoir honte, et nous nous lèverons. Et Il dira : « Porcs que vous êtes ! A l’image de la bête et à son sceau ; mais vous aussi, venez à moi ! » Et les très sages, alors, diront, oui, ils diront, les raisonnables : « Seigneur, ceux-là, pourquoi les accueillir ? » Et Il dira : « Si je les reçois, vous les très sages, si je les reçois, les raisonnables, c’est que personne d’entre eux ne se croyait digne d’être reçu… » Et il tendra vers nous ses mains, et nous nous tomberons… et nous pleurerons… et nous comprendrons tout ! Alors, oui, nous comprendrons tout !… et tout le monde comprendra… Ô mon Dieu, que votre règne arrive ! »

Chers frères et sœurs, que la prière de Marmeladov, ce cri d’espérance qui vient des entrailles, nous réveille et nous révèle le seul amour qui est digne de foi. Je ne vous souhaite pas d’être des vendus, mais de découvrir que vous êtes des rachetés. Je ne vous souhaite pas la honte, mais la conversion. Elle n’est pas la punition des méchants, mais la chance toujours offerte à ceux que Dieu aime de tout son cœur – et ceux-là, c’est nous.

Amen.

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