Chers frères et sœurs,
Un stylo qui fuit vaut-il autant qu’une couronne ? La question est certes un peu bizarre, mais en quelque sorte, elle s’est posée mardi 13 septembre. Ce jour-là, cinq jours après le décès de la reine Elisabeth II, son fils Charles était à Belfast : ce passage dans la capitale nord-irlandaise était pour lui une manière d’en prendre symboliquement possession, comme nouveau roi, sous le nom de Charles III. Or, au moment d’apposer sa première signature sur un document qu’on lui présentait, son stylo à plume se mit à fuir, répandant son encre sur les doigts royaux plutôt que sur le papier, et provoquant l’ire passagère du souverain. Situation pénible et drôle à la fois… Pourtant, quelques instants après, la signature était faite, attestant que Charles III était déjà roi, bel et bien nommé, à défaut d’être bel et bien couronné.
Charles III d’Angleterre, pour quelques mois encore, est donc roi sans être roi : il est déjà roi nommé et pas encore roi couronné. Ce petit détail permet peut-être de comprendre l’étrange scène de la première lecture, où les tribus d’Israël vont solliciter le roi David à Hébron pour qu’il devienne roi. David est comme Charles III : déjà désigné roi par le prophète Nathan pour succéder à Saül, il n’a pas encore reçu l’onction d’huile qui le consacrera, et mettra sur lui la bénédiction de Dieu, et l’autorité qui va avec. Là seulement, David ne se contentera pas d’être un chef d’état, il deviendra un pasteur, celui qui donne sa vie pour son peuple. Le 6 mai prochain, lorsque Charles III, en l’Abbaye de Westminster, sera couronné roi, le chœur entonnera l’hymne intitulé Zadok the priest. Si la musique en a été composée par Haendel, les paroles, elles, sont tirées du Premier Livre des Rois, et décrivent le sacre du successeur de David : « Le prêtre Sadoc et le prophète Nathan couronnèrent roi Salomon. Et tout le peuple fut dans la joie, et chanta : vive le roi, Dieu sauve le roi ! Que le roi vive pour toujours, Alléluia ! » (d’après 1R 1, 34)
May the King live forever, and ever, Hallelujah! Ce serait une belle chose à chanter en cette fête du Christ-Roi. Mais la liturgie déçoit un peu nos attentes. Nous rêvions d’un évangile triomphant, et nous voici devant la croix. Pour tuer le Christ complètement, ses ennemis ne veulent pas seulement le mettre à mort, mais le discréditer aux yeux de tous, et après la parodie de procès qu’il a endurée, il doit encore suvir une parodie de couronnement. En guise de manteau royal, on lui jette sur les épaules un vieux tissu rouge ; en guise de couronne d’or, un entrelac de ronces ; en guise de sceptre, un lourd morceau de bois sur lequel on finira par le clouer. Tout le monde est encouragé à se moquer de Jésus, de ses prétentions supposées, et de sa déchéance finale. Et, pour couronner le tout – si j’ose dire – une inscription placée à la vue de tous enfonce le clou – si j’ose encore dire : « Celui-ci est le roi des Juifs ». Le stylo de Ponce Pilate ne fuyait pas quand il a écrit cela… Bref, tout concourt à tourner en ridicule un moins que rien qui s’est pris pour ce qu’il n’est pas, et qui l’a appris à ses dépens.
Or, l’évangile nous l’a souvent montré : la vérité, malgré tout, se fraye toujours un chemin. Même la dérision peut être, sans le savoir, mise à son service. Quand bien même tout est fait pour nier la royauté de Jésus, celle-ci éclate : car ce n’est pas la couronne qui fait le roi, mais c’est l’onction. La couronne peut être en fer-blanc, en papier, en épines ce n’est pas le plus important. Jésus fait de tout ce qui l’entoure un décor royal. Car la liturgie ne nous demande pas en ce jour de fêter le Christ Roi des Juifs, ni le Christ Roi de l’Église, mais le Christ Roi de l’Univers. L’écriteau libellé en trois langues, l’Hébreu, le Grec et le Latin, l’avait été en raison de la foule de gens de tous les pays qui se pressaient pour la Pâque à Jérusalem. Et sans le savoir, sans le vouloir, il témoignait déjà de cette universalité du règne du Christ, maître de la Création, et qui règne quelles que soient les circonstances.
Au Brooklyn Museum de New York se trouve une aquarelle de James Tissot, un peintre français du dix-neuvième siècle dont une grande partie de la carrière a été consacrée à peindre les scènes de l’évangile. Cette peinture s’intitule What our Lord saw from the cross, « Ce que notre-Seigneur voyait depuis la croix ». Le peintre met en scène la crucifixion en adoptant le point de vue du Christ, et dépeint ce que ses yeux ont pu voir : à part ses pieds, on ne voit rien de son corps ; mais l’on contemple Marie au plus près, puis le disciple Jean et les saintes femmes, et au-delà les gardes moqueurs et les prêtres du Temple, puis la foule, puis les oliviers, puis les collines, puis la ligne d’horizon, puis le ciel et… l’univers lui-même. Jésus sur la croix a contemplé cette Création si mélangée, où l’amour et la haine se côtoient, et dont il ne cesse pas d’être le pasteur. En cette fête du Christ Roi de l’Univers, changeons de point de vue. Plutôt que de regarder le Christ, laissons-nous regarder par lui, contempler par lui. Il ne peut pas voir la couronne d’épine posée sur sa tête, mais il peut dire en nous voyant, comme le fera saint Paul des années après : « C’est vous, ma joie et ma couronne ! » (Ph 4, 1)
Chers frères et sœurs, en fêtant le Christ déshonoré, nous fêtons vraiment le Christ Roi. En le contemplant, nous découvrons une béatitude nouvelle : « Heureux les grands vaincus, les rois découronnés ! » En nous laissant contempler par lui, nous découvrons ce que nous sommes : la seule couronne dont il désire se ceindre. Roi de l’univers, roi de la Création, il est le roi de la vie. Pour le roi Charles III, on peut formuler cette vie comme un souhait : May the King live forever! Mais pour le Roi de l’Univers, cette vie éternelle est mieux qu’un souhait, c’est une réalité, qui mérite d’être proclamée à l’affirmatif : The King lives forever, and ever, Hallelujah!
Amen.