23 avril 2023 – Troisième dimanche du Temps Pascal

Chers frères et sœurs,

Il y a deux semaines, c’est le Père T., qui célébrait la messe de la Vigile Pascale à la Duchère. Mardi matin, une paroissienne vient me voir : elle était à cette messe et elle a trouvé l’homélie formidable, au point qu’elle cherche à s’en procurer le texte. Mais, lui dis-je, qu’avait-il dit de si bien ? « Eh bien, me dit-elle, je ne se souviens pas du contenu, je me souviens simplement que c’était formidable. » Le lendemain, je rencontre le Père T. et je lui réclame son homélie. Il n’avait rien écrit, sinon quelques mots sur un petit papier, et il me dit qu’il l’a oubliée. Puis, petit à petit, il se souvient de l’essentiel, et finit par me résumer son propos en quelques phrases, que j’ai pu rapporter à cette paroissienne : à force d’en reparler, l’homélie oubliée a ainsi été retrouvée.

Cette anecdote m’a donné à réfléchir. Cette homélie avait donc fait mouche, mais ni l’auditrice ni même l’auteur ne s’en rappelaient. Ce qui restait, quand les paroles s’étaient envolées, c’était leur effet : une joie vive, et qui demeure. Or, c’est précisément ce qui arrive à ces deux disciples qui, bouleversés, reviennent d’Emmaüs à Jérusalem. Ils n’ont peut-être pas retenu la totalité de ce que Jésus leur a dit, et d’ailleurs, cette longue exégèse de l’Écriture n’est pas transcrite dans l’évangile. Mais ce dont ils se souviennent, c’est du résultat : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route, et qu’il nous ouvrait les Écritures ? »

L’évangile d’Emmaüs n’est pas seulement l’histoire d’une route, mais l’histoire d’un aller-retour. Le texte grec de l’évangile précise qu’Emmaüs était « à soixante stades de Jérusalem », c’est-à-dire une douzaine de kilomètres environ. Je trouve dommage que le texte français ait décidé de traduire « soixante stades » par « deux heures de marche. » Sans doute est-ce vrai à l’aller : abattus, affligés, dégoûtés, les deux disciples marchent sans doute à un pas relativement lent, occupés surtout à vider leur sac en parlant l’un à l’autre de l’échec de toutes leurs espérances. On ne va pas très vite dans cet état d’esprit. En revanche, je parie qu’ils ont mis moins de deux heures pour faire le trajet retour, d’Emmaüs à Jérusalem : légers, pleins de joie, et pressés de raconter ce qu’ils ont vu et entendu, ils ont été je pense aussi rapides que les deux disciples qui courent vers le tombeau, le matin de Pâques. Les soixante stades sont tout d’un coup bien plus faciles à traverser !

L’aller-retour, dans cet évangile, n’est pas seulement géographique. Le voyage dans lequel Jésus ressuscité entraîne ses disciples se passe d’abord dans l’espace immense des Écritures. Jésus, pendant deux heures ou presque, raconte sa propre histoire en relisant la Loi et les prophètes. Il parle de lui-même à la troisième personne : les disciples ne saisissent pas encore qu’il est celui dont il leur parle. Il met en correspondance tout ce qui a été écrit à son sujet – ce qui deviendra l’Ancien Testament – et tout ce qui se réalise en lui – ce Nouveau Testament qui est en train de s’écrire. Emmaüs, c’est bien l’histoire d’un aller et d’un retour au cœur de l’Écriture : le Nouveau Testament se préparait dans l’Ancien ; l’Ancien Testament s’éclaire dans le Nouveau.

Enfin, il y a un troisième aller-retour dans cet évangile, c’est celui de l’identité des protagonistes. A l’aller, Jésus, incognito, se révèle petit à petit et, dans le geste de l’eucharistie, il achève de se faire reconnaître. Au retour, les disciples, fous de joie, découvrent que Jésus ne leur a pas seulement révélé qui Il était, mais aussi qui ils étaient. Et de même que Jésus l’a fait en se racontant, de même les disciples se racontent l’un à l’autre ce qu’il vient de se passer. Par le biais du récit, ils découvrent qui ils sont : non plus seulement des disciples, mais désormais des apôtres. Plus seulement les témoins déçus de leurs propres projets, mais les témoins du Christ mort et ressuscité, capables eux aussi de passer des souffrances à la gloire. Ils reviennent à Jérusalem, leur point de départ, mais ils ne seront plus jamais les mêmes.

Alors, allons jusqu’au bout de la question de l’identité des disciples d’Emmaüs. L’un des deux se nomme Cléophas, nous dit le texte. Mais l’autre, qui est-il ? A priori, aucun indice ne nous permet de le deviner : c’est ce que j’ai longtemps pensé. Il y a quelque temps, je suis tombé sur un manuscrit vieux de mille ans, le Codex Egberti, un magnifique évangéliaire réalisé dans les années 980 par les moines de l’Abbaye de Reichenau, au bord du Lac de Constance, pour Egbert, alors archevêque de Trèves. Cet évangéliaire est paré de magnifiques enluminures, qui illustrent les scènes de la vie du Christ. A la page du récit d’Emmaüs, on voit le Christ entouré des deux disciples, avec chacun son nom au-dessus de sa tête : l’un est Cléophas, et l’autre… Luc. Bon sang, mais c’est bien sûr ! Et si Luc, l’auteur de l’évangile, était aussi le disciple qui a lui-même rencontré le Christ, qui l’a écouté, qui l’a vu rompre le pain, et dont le cœur s’est enflammé de joie ? De la même façon que le disciple bien-aimé, dont le prénom n’est pas révélé, est aussi l’auteur de l’évangile selon saint Jean… Je ne sais pas si le Codex Egberti a raison, mais je trouve son interprétation de l’identité du second disciple aussi suggestive qu’originale : quand on a rencontré le Ressuscité, on est obligé d’en témoigner, par la parole, par la plume, part son art, par toute sa vie.

Chers frères et sœurs, de retour chez vous, je ne garantis pas que vous vous rappeliez cette homélie… ni dans deux semaines, ni dans deux heures. A vrai dire, je vous souhaite de l’oublier. Les homélies ne sont pas faites pour être retenues, mais pour favoriser la rencontre avec Celui dont l’amour brûle notre cœur, et qui, en se révélant, nous révèle aussi à nous-mêmes.

Amen.

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