23 juillet – Seizième Dimanche du Temps Ordinaire23 juillet –

Chers frères et sœurs,

Pour ne pas m’endormir sur l’autoroute, pendant les grandes transhumances de l’été, j’ai quelques principes : rouler au petit matin, boire du café, et écouter des podcasts. Je ne sais plus si c’est la voix dramatique d’un Christophe Hondelatte ou la diction théâtrale d’un Fabrice Drouelle qui m’a raconté, il y a quelque temps, l’étrange affaire du « Pain maudit de Pont-Saint-Esprit ». Quel titre ! Du 16 au 26 août 1951, un mal inconnu frappe cette petite ville du Gard. Cent-trente personnes plus ou moins gravement intoxiquées souffrent de maux de ventre et de tête ; certains sont pris de bouffées délirantes et des hallucinations, et sept Spiripontains finissent par mourir. Les enquêteurs découvrent rapidement que toutes les victimes étaient clientes de la même boulangerie. Dans la petite ville, le soupçon se répand comme une traînée de poudre : qui a empoisonné le pain ? On accuse donc, au fur et à mesure de la panique, « le boulanger (…), son mitron, puis l’eau des fontaines, puis les machines à battre modernes, les puissances étrangères, la guerre bactériologique, le diable, la SNCF, le pape, Staline, l’Église, les nationalisations. » (Steven Kaplan, « Le Pain maudit de Pont-Saint-Esprit », magazine L’Histoire n° 271, 2002, p. 68)

Soixante-douze ans après, l’affaire du « pain maudit » de Pont-Saint-Esprit fait toujours parler, d’autant que le mystère demeure : ni la cause du mal, ni le coupable, n’ont été identifiés. L’hypothèse la plus souvent évoquée est celle d’une farine parasitée par l’ergot du seigle, ce champignon vénéneux connu depuis longtemps pour rendre fou ceux qui le consomment. L’ivraie dont parle l’évangile n’est certes pas un champignon, mais une plante ; pourtant, ses effets toxiques sont assez proches de ceux de l’ergot de seigle : après la moisson, si on laisse l’ivraie mêlée au blé au moment de moudre la récolte, le résultat est une farine qui rend malade, un pain qui casse la tête. Et l’on se demandera, là encore : à qui la faute ?

L’affaire du Pain maudit de Pont-Saint-Esprit est l’histoire de deux maladies. Le « pain maudit » rend d’abord malade le corps physique individuel de celui qui en mange, et qui perd la santé. Mais ensuite, cette épidémie rend malade aussi le corps social, la petite ville dans laquelle chacun soupçonne tout le monde. On ne cherche pas seulement un remède au mal physique : on cherche un coupable à identifier et à punir, on se méfie les uns des autres, et la communauté a du mal à s’en remettre.

La parabole que raconte Jésus est aussi l’histoire de deux maux : le mal botanique que constitue l’ivraie, semée par l’ennemi du maître du champ ; et le mal agronomique que les ouvriers envisagent, qui consiste à vouloir retirer l’ivraie tout de suite. Nous voyons bien le premier mal, mais pourquoi juger que le remède est lui-même un mal ? Le mal ne serait-il pas plutôt de ne rien faire, ce qui est insupportable pour nous, qui vivons au temps de la modernité, de l’efficacité et des solutions universelles ? La preuve : cette parabole a donné lieu, comme beaucoup de pages de la Bible, à une expression populaire, que l’on retrouve dans toutes les langues : « Il faut séparer le bon grain de l’ivraie » – to separate the wheat from the chaff ; die Spreu vom Weizen trennen ; apartar el grano de la paja ; separare il grano dal loglio, etc. Or, Jésus dit exactement, précisément et avec insistance le contraire : il faut ne pas séparer, nous-mêmes, ici et maintenant, le bon grain de l’ivraie. Car, si nous le faisons, il y aura plus de dégâts que de bénéfice.

C’est que l’ivraie, comme le précise l’évangile, a été semée non pas à côté du blé, mais au milieu de lui ; comme l’ergot du seigle, elle est un parasite, qui vient comme un coucou envahir le nid d’un autre oiseau ; comme une carie dans une dent, comme un cancer dans un organe. Le danger est grand de tuer l’hôte en voulant supprimer le parasite. « Celui qui a des oreilles, qu’il entende ! », conclut Jésus, qui sait bien combien cela est difficile à accepter. Notre tolérance à la frustration est faible, surtout quand nous la solution du problème semble si simple. J’imagine que la tolérance à la frustration des disciples n’était pas meilleure, eux qui sont si prompts à s’emballer. Ils ont tellement hâte de changer le monde, de libérer leur pays, de vivre dans une société plus juste, plus belle, qu’ils sont facilement tentés par la violence. Devant le scandale du mal et de l’injustice, un sentiment d’indignation peut créer le désir de solutions radicales : coupons quelques têtes, renversons les institutions, faisons une bonne révolution, une Terreur efficace, et tout ira mieux ! C’est précisément contre cette illusion, celle de la violence juste, que Jésus se dresse avec force.

Oui, Jésus nous frustre. Il nous dit que la violence, avec son si grand pouvoir de fascination, est en somme, une synthèse prématurée : on veut une solution bonne à un vrai problème, mais on va trop vite, en faisant fi de la temporalité. Et le remède sera pire que le mal. Il faut reconnaître que le monde qui nous entoure nous pousse de toutes part à la violence. Violence des débats dans les médias, où le goût de la petite phrase polémique l’emporte sur toute pensée nuancée ; violence dans la politique, où les postures manichéennes font plus parler que l’analyse du réel ; violence aussi dans l’Église, où face à la crise quelques opportunistes sont toujours prêts à dégainer leur idéologie. Or la crise est la condition normale de la vie de l’Église, et la frustration est un passage obligé pour tout disciple du Royaume de Dieu. Le chemin du Royaume est celui de la « renonciation totale et douce » à Jésus-Christ dont parle Blaise Pascal : « Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’évangile », ces voies paradoxales, si éloignées de la violence facile. Le courage de Jésus est de nous frustrer, de nous déplaire.

Pour être cohérent, je voudrais vous frustrer à mon tour. A la fin de cette homélie, je n’ai à vous offrir ni solution toute prête, ni théorème imparable, ni formule magique qui résoudrait le problème du mal. Le Royaume de Dieu dont parle Jésus est une réalité dont « le temps est supérieur à l’espace », et que nous n’avons à construire, comme des propriétaires, mais à accueillir, comme des serviteurs. Dieu nous frustre en détournant notre regard de l’ivraie et de son pain maudit, si capable de nous fasciner par son obscur mystère ; il nous dit que notre mission, c’est d’abord de faire pousser le blé, de faire grandir en nous le bon, le beau et le vrai… et le reste, Dieu s’en charge. Demandons à Dieu de passer de la frustration à la foi : et ça, c’est du pain béni !

Amen.

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