24 décembre 2023 – Messe de la nuit de Noël

Chers frères et sœurs,

Chaque année, à Noël, aujourd’hui tout autant qu’à l’époque de l’évangile, il se produit une grande transhumance. De longs troupeaux de paroissiens quittent le domicile pour quelques jours afin de retrouver leur famille à Lille, à Bayonne, ou plus loin encore. En sens inverse, des cheptels entiers de Parisiens, de Marseillais, et cætera, poussés, comme Marie et Joseph, par le besoin de rejoindre leur lieu d’origine, apparaissent dans notre paroisse. Au milieu de ce chassé-croisé, il y a quelques heures, un paroissien parti au fin fond de la Bretagne m’a envoyé un sympathique message, qui se concluait ainsi : « Joyeux Noël à vous et à toutes vos ouailles ! »

‘Ouaille’ : le mot est un peu daté. Il vient du latin ‘oves’, et désigne les ovins, c’est-à-dire moutons et les brebis. Nous avons écouté le début de l’évangile qui raconte la vie de celui qui se présentera comme le Bon Pasteur, et c’est comme si les ouailles étaient déjà cachées dans le décor, prêtes à bondir… car elles sont partout. Ainsi, lorsque Joseph arrive à Bethléem, il vient, comme le souligne saint Luc, sur les pas de son ancêtre, le roi David, qui y était berger avant de commencer sa carrière royale. Et à Bethléem, faute de chambre d’hôtel, que trouve-t-on ? Une étable, peut-être une bergerie, le lieu le plus confortable et le plus disponible pour une femme qui doit accoucher. Enfin, lorsque Bethléem dort, qui veille encore ? Des bergers, dans les collines, qui debout au milieu de la nuit gardent leurs troupeaux ; d’où la primeur de la bonne nouvelle que les anges viennent communiquer. Bref, dans cet évangile, le mot ‘mouton’ n’apparaît nulle part… et pourtant, les moutons sont absolument partout.

Les moutons se cachent pour mieux nous surprendre. Il y a très exactement huit cents ans cette nuit, était inventée la première crèche. Ce jour-là, le soir du 24 décembre 1223, dans un petit village d’Italie, saint François d’Assise, poussé par une intuition, fait représenter devant l’autel la scène de la Nativité. Il voulait que l’Incarnation, le mystère de Dieu fait homme, s’incarne elle-même, devienne visible pour tous ceux qui viendraient à la messe de Noël. Aussi, avec les moyens du bord, il compose la scène, en récupérant le mobilier et les animaux d’une ferme voisine : une mangeoire et du foin, un âne et un bœuf, et les frères franciscains, jouent les anges et les bergers. Mais pas de mouton… Le village se nommait Greccio, et son nom un peu rauque s’est progressivement transformé en ‘crèche’, ce mot dont la sonorité évoque aussi le son « crouch, crouch », ce crissement de la paille dans laquelle Jésus a été déposée.

Le biographe de saint François, Thomas de Celano, indique encore une chose singulière. François était diacre, et après avoir contemplé la première crèche, il a pris part à la messe qui était célébrée par-dessus cette mangeoire. Après avoir chanté l’évangile, il prononça l’homélie, insistant sur « la naissance du pauvre Roi et la petite ville de Bethléem. Parlant du Christ Jésus, il l’appelait avec beaucoup de tendresse « l’enfant de Bethléem », et il clamait ce « Bethléem » qui se prolongeait comme un bêlement d’agneau… » (Thomas de Celano, Vita Prima, chapitre 30) Il ne disait donc pas « Bethléem », mais il bêlait presque : Bêêêthléem » ! Vous l’avez compris : dans la première crèche, entre un vrai bœuf et un âne authentique, c’est donc saint François qui jouait le rôle de l’agneau !

Imiter les bêlements d’un mouton, surtout pendant une homélie, est-ce bien sérieux ? Un paroissien cultivé me faisait remarquer il y a quelques jours que le texte où Jésus dit « Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent » (Jn 10, 14) s’écrivait ainsi, en latin : « Cognosco oves meas et cognoscunt me meae. » Saint Jérôme, le traducteur de la Vulgate, avait sans doute volontairement choisi cette fin en «Mê mêê » pour rappeler, là aussi, les bêlements de la brebis qui reconnaît son berger. Si saint Jérôme et saint François me le permettent, j’en conclus donc qu’imiter le chant du mouton dans la nuit de Noël est non seulement permis, mais recommandé. Car le bêlement de l’agneau n’a rien de ridicule : il est un chant, une mélodie, un appel, un cri d’amour et de confiance.

Le mot ‘ouaille’, en français, ne désigne presque jamais plus les moutons, mais il s’est conservé, dans le langage soutenu, pour parler des personnes confiées au soin d’un pasteur spirituel, comme peut l’être un curé. Ce soir, je vous le rappelle, je ne suis votre berger que par délégation : le vrai Berger, c’est lui qui est dans la crèche, sous vos yeux, dans votre mangeoire, sous votre protection. Ouaille, plus spontanément, nous évoque le mot ‘Why’, la question ‘pourquoi’ en anglais. La crèche n’a pas été inventée simplement pour nous émouvoir, encore moins pour nous distraire : elle est là pour nous interroger, pour nous offrir d’être des ouailles qui osent se demander Why. Pourquoi Dieu s’est-il fait homme ? Pourquoi nous a-t-il aimé à ce point ? Pourquoi a-t-il pris le risque de se livrer entre nos mains, au péril de sa vie ? La crèche contient autant de questions, dont la réponse n’est pas ailleurs qu’en nous. Elle nous invite à contempler pour nous laisser surprendre, et pour partir à la recherche de celui qui nous attend, comme un berger, brebis sur l’épaule, dans la nuit de Bethléem.

Seigneur, en cette nuit, je redeviens le petit agneau qui, à la crèche, vient rencontrer l’Agneau de Dieu. Je suis la brebis que tu connais et qui, pour la première fois, entend ta voix douce et forte dans la nuit ; ores, comme un agneau qui son berger appelle, je remplis de ton nom les antres et les bois.

Amen !

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