25 septembre 2022 – Vingt-Sixième Dimanche du Temps Ordinaire

Chers frères et sœurs,

Au cours des quatorze premières de mes quinze années de sacerdoce, je ne crois pas avoir croisé un seul homme du nom de Lazare. Or, au cours de l’année dernière, ce prénom est devenu pour ainsi dire le plus populaire de l’ensemble paroissial, avec la naissance coup sur coup de trois petits Lazare. Je ne sais pas ce qui est à la source de cette vague de popularité, mais je subodore que les parents de ces bébés avaient en tête un autre Lazare, le frère de Marthe et Marie, plutôt que le pauvre de l’histoire que Jésus rapporte dans cet évangile.

L’autre Lazare est celui à qui Jésus a crié : « Lazare, dehors ! » alors qu’il était mort et au tombeau depuis trois jours, dans l’état que l’on imagine. Au Lazare de ce dimanche, si Jésus avait quelque chose à dire, ce serait plutôt : « Lazare, debout ! » Car tout, dans le tableau qui nous est fait, semble être à l’horizontale. D’un côté donc, Lazare, qui littéralement a été « balancé » devant la porte du riche, et que ses ulcères obligent à rester couché, presque immobile, à la merci des chiens. De l’autre côté, le riche anonyme rejoint la cohorte de ceux que le prophète Amos dénonce avec fureur, ces « vautrés » qui ne sortent plus des lits de repas, prisonniers qu’ils sont de la mollesse des cousins, de l’apathie et de la goutte… Allongés l’un et l’autre, pour des raisons différentes, ils sont incapables de se rejoindre mutuellement, ils s’effacent du monde des vivants, ils sont déjà morts.

Les paroles suggestives d’Amos me font penser à ces grands tableaux de style pompier que l’on trouve au Musée d’Orsay, décrivant la décadence de Rome dans l’Antiquité tardive, sur laquelle l’historien anglais Edward Gibbon écrivit jadis un livre fameux, et qui est magnifiquement caricaturée au début d’Astérix en Helvétie par la description d’une orgie interminable où les convives s’empiffrent des nourritures les plus raffinées et les plus chères. Une formule, attribuée à saint Augustin, résume le cycle de prospérité et de déclin des civilisations ainsi : « Les temps difficiles créent des hommes forts ; les hommes forts créent des temps prospères ; les temps prospères créent des hommes faibles ; les hommes faibles créent des temps difficiles. » Éternel recommencement…

Le problème, ce n’est donc pas l’argent ou la richesse, mais plutôt l’état d’anesthésie dont il peut être la source. Comme un somnifère, comme un poison, la richesse excessive amollit et endort. Un anesthésiste qui me parlait de son métier me disait qu’il lui était très facile d’endormir les gens, et que tout le problème était de les réveiller. Il est facile de provoquer l’état horizontal, beaucoup moins de permettre l’état vertical. On ne se sort pas si aisément du divan dans lequel on s’est enfoncé.

Même dans l’au-delà, il semble que la situation n’aie pas tellement changé, malgré ce que dit Abraham. Lazare est dans la béatitude et la paix, mais il n’est pas plus bavard. Mais, délivré de ses ulcères, il est désormais debout : cela, on le devine au fait que l’homme riche veuille l’utiliser comme serviteur, d’abord pour lui apporter à boire, ensuite pour endosser un rôle de fantôme-messager. Lazare est passé à la position verticale, enfin. Le riche, lui, est celui qui a le moins changé, en dépit de son revers de fortune. A aucun moment il n’entre pas dans un processus de conversion, et il ne voit jamais en Lazare un frère, un ami. Au fond, il est toujours aussi avachi, anesthésié, il est doublement mort.

La finale de l’histoire est terrible : « S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus. » Certes, c’est Abraham qui dit ces mots, mais c’est Jésus qui parle et nous saisissons bien ce que dans sa bouche ces paroles signifient profondément. Celui qui, même dans l’au-delà, alors qu’enfin il voit le monde invisible, refuse de changer profondément de cœur et d’aimer enfin, celui-là a quelque chose de désespérant. Et l’on peut avoir une foi anesthésiée, tout comme on a un cœur anesthésié. On peut dire le Credo par cœur et confesser à voix haute la résurrection du Christ… si c’est sans désirer sa propre conversion, c’est en quelque sorte inutile. C’est le contraire de la « belle profession de foi » dont parle saint Paul : c’est une confession de foi incohérente, à moitié morte, sinon plus.

Chers frères et sœurs, Jésus ne veut pas notre désespoir et il ne désespère pas de nous. Si son style est un peu vif, c’est pour nous préparer à ressusciter un jour en mettant déjà dans notre vie un souffle de résurrection. Un jour, « la bande des vautrés n’existera plus », promet Amos. Ce n’est pas forcément l’annonce d’une vengeance, mais plutôt la synthèse de notre espérance : même vautrés, nous sommes appelés à quitter nos sofas et nos lits de douleur, à nous mettre debout, pour vivre avec le Christ, à la verticale, gage d’authentique qualité. Et voilà !

Amen.

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