Chers frères et sœurs,
Où donc est-il passé ? J’ai beau lire et relire, je ne le retrouve pas. Lui, c’est un petit mot que, sans doute, vous vous attendiez spontanément à trouver dans la première lecture, et que peut-être votre imagination fertile aura cru avoir entendu : ce petit mot, c’est la ‘pomme’. Le texte est formel : la fameuse pomme croquée par Ève puis recroquée par Adam… n’existe tout simplement pas. Le fruit de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal n’a pas de nom. Pourquoi, alors, pensons-nous à la pomme à son sujet ? La première raison est sans doute une question d’assonance. En latin, le mal se dit ‘malus’ et la pomme, ‘malum’. En sorte que lorsque la Vulgate parle du ‘lignum scientiae boni et mali’, cela peut se traduire par « l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal », ou « par l’arbre de la connaissance du Bien et de la pomme »… Vous devinez que l’association de la pomme au mal s’est faite facilement dans l’esprit de l’auditoire.
Il y a sans doute aussi, dans la culture de l’Occident, un lien qui a été tracé entre le fruit défendu de la Genèse et la pomme de la discorde de Pâris, dans la mythologie grecque. « Au Mont Ida trois déesses se querellaient dans un bois : quelle est, disait ces princesses, la plus belle de nous trois ? », chante Pâris dans La Belle Hélène d’Offenbach. Le berger choisit Aphrodite au détriment d’Athéna et de Héra, qui se vengeront, déclenchant de fil en aiguille la Guerre de Troie. Une petite pomme a suffi pour mettre la Grèce à feu et à sang, et Pâris, à la fin de l’acte I de l’opérette d’Offenbach, est désigné pour toujours comme le détenteur du fameux fruit : « O ciel, l’homme à la pomme ! », chante Hélène, qui n’en revient pas. De la pomme de Pâris au fruit défendu du jardin d’Eden, d’une discorde à l’autre, il n’y a qu’un pas.
Une dernière pomme me vient à l’esprit, dont la référence sera, je l’espère, plus accessible aux plus jeunes : c’est la pomme, rouge vermeil, brillante, appétissante, que la sorcière tend à Blanche-Neige. On le devine aisément, si la sorcière avait proposé une vieille pomme beigeasse et rabougrie, elle aurait eu moins de succès dans sa funeste entreprise. Une pomme magnifique inspire l’idée de santé et de beauté, que résume à merveille la formule : “An apple a day keeps the Doctor away”, « Une pomme chaque jour, et plus besoin de médecin ! » Bref, qu’y a-t-il de meilleur, de plus beau et de plus désirable qu’une pomme ?
C’est parce qu’elle est à la fois si simple et tellement parée de toutes les vertus que la pomme est le symbole, non du péché, mais de la tentation. Car pour que la tentation fonctionne, il faut qu’elle soit tentante : qu’elle semble objectivement bonne. Et si, en plus, elle s’oppose à ce qui apparaît comme une injustice, comme un interdit, elle marchera encore plus. Le serpent déploie tout son talent pour présenter Dieu comme un jaloux, qui veut se réserver son meilleur arbre fruitier. « La femme, note la Genèse, s’aperçut que le fruit de l’arbre devait être savoureux, qu’il était agréable à regarder et qu’il était désirable, cet arbre, puisqu’il donnait l’intelligence. Elle prit de son fruit, et en mangea. » Elle s’imagine combien le fruit sera délicieux avant de l’avoir goûté, mais rien ne dit si, après l’avoir croqué, elle le trouve si bon que ça. Peut-être ne semblait-il bon seulement parce qu’il semblait interdit. Une fois qu’il a été volé, tout son intérêt disparaît… mais c’est trop tard.
De la même façon, le diable dans l’évangile ne propose-t-il que des choses qui semblent objectivement bonnes : le pain, l’invulnérabilité et la paix universelle. Et ces choses sont d’autant plus désirables qu’elles permettent de résoudre les injustices les plus criantes. A l’heure du dérèglement climatique, comment renoncer à une source inépuisable de nourriture ? A l’heure de l’euthanasie, comment renoncer à ce qui peut résoudre la fragilité de la vie ? A l’heure du premier anniversaire de la guerre en Ukraine, qui peut renoncer à la paix universelle offerte sur un plateau ? Trois pistes faciles et gratuites pour faire enfin le bien de l’humanité : comme dirait le Parrain de Coppola, voici trois offres que personne d’intelligent ne peut refuser.
Il y a quelques années, une formule était apparue, au sujet de la puissances des réseaux sociaux, qui m’avait semblé pertinente. Elle disait : « Si le produit est gratuit, c’est que c’est vous, le produit. » Si Facebook, Twitter, Instagram et les autres sont gratuits, c’est qu’ils retirent des informations que nous leur offrons un bénéfice substantiel, et que dans les messages qu’ils nous délivrent il y a de quoi influencer les consommateurs que nous sommes : nous sommes nous-mêmes les produits que nous croyons obtenir pour rien. Le diable, ce génial influenceur, ce malin de communiquant, offre ses conseils sans rien demander en retour. Ou presque rien. Et c’est ce ‘presque’ qui fait toute la différence… Il offre ses idées gratuitement, parce qu’il sait qu’il a beaucoup à gagner du soupçon qu’il instille. Il suggère gratuitement à Jésus des solutions gratuites pour lui, parce que c’est le Père qui paiera la facture : les pierres changées en pains, les anges pour le sauver de la chute, c’est sur le Père que la note retombera. Et le prix de la troisième tentation est minime : un petit geste de révérence, presque rien… Un presque rien qui lui permettra d’avoir tout ce qu’il veut. Si c’est gratuit, c’est que c’est vous le produit. Si c’est trop beau pour être vrai, restez sur vos gardes.
Chers frères et sœurs, si l’histoire de la première tentation s’est mal terminée, l’histoire de la seconde s’est achevée par la victoire du Christ. Le premier Adam a été racheté par le second, le fruit de la discorde est tombé dans les pommes. Avec le Christ, l’homme à la pomme est allé au ciel, enfin ! Dans ce temps du carême qui commence, retrouvons ce qui dans notre vie a vraiment de la valeur, ce qui mérite de combattre, ce que Dieu veut nous donner pour que nous vivions avec lui, au-delà du soupçon et du doute. Alors oui, il y a de la pomme. Mais il n’y a pas seulement que de la pomme. Il y a autre chose… il y a le Christ.
Amen.