Chers frères et sœurs,
C’était la rentrée, il y a très longtemps, au début des années 80 : j’arrivais enfin chez les grands, en classe de CP. Dans ma classe, il y avait Nicolas, et Nicolas était célèbre pour son talent très particulier : sa capacité à trouver un surnom pour chacun de ses petits camarades. Il lui fallait quelques minutes ou quelques jours pour déterminer ce nouveau nom, mais à la fin personne ne lui échappait. Après un bref examen, je reçus donc le surnom de Martin-Pêcheur, que j’ai gardé tout au long des cinq années d’école primaire. Nomina sunt consequentia rerum, dit une maxime latine, les noms sont la conséquence des choses, et c’est très vrai pour les surnoms : ils sont la synthèse de ce qu’une personne donne à voir d’elle-même : ce que son prénom ou son nom, ses caractéristiques intellectuelles ou physiques, les évènements de sa vie évoquent spontanément dans l’esprit de ceux qui l’aiment.
L’avez-vous remarqué ? L’évangile de ce dimanche est rempli de surnoms qui ont traversé l’histoire. Il y en a un, tout d’abord, qui n’est pas cité explicitement, mais qui sert de décor à la scène : c’est celui de César Auguste. Celui-là même dont parle l’évangile de la nuit de Noël : « En ce temps-là, parut un édit de l’empereur Auguste, ordonnant de recenser toute la terre… » Comme mon ami Nicolas, cet homme-là avait une passion pour les surnoms ; à la différence qu’il se les donnait à lui-même, avec peu d’humour et beaucoup d’orgueil. Il était né Caius Octavius, et ce nom aristocratique, Octave, aurait pu lui suffire. Mais au fur et à mesure que son pouvoir grandit, ces noms ne lui suffisent plus. À la mort de César, il s’affronte à Marc-Antoine et, après sa victoire à Actium, il est le seul maître de l’empire. Désormais, il se fera appeler Auguste, c’est-à-dire « Celui qui augmente », celui qui en veut encore plus. Puis il ajoute à son nom celui de Caesar divi filius, fils du divin César. Au centre de la ville de Césarée de Philippes où arrivent Jésus et ses disciples, il y a donc une statue de César Auguste, l’empereur insatiable, selon ses propres termes. Et les différences surnoms d’Auguste, inscrits sur le socle de sa statue, ont de quoi faire froid dans le dos des disciples.
Le deuxième surnom que nous entendons, c’est celui que Jésus se donne à lui-même : il est le « Fils de l’Homme ». Jésus n’est pas l’inventeur de l’expression, il la reprend à son compte dans le livre du prophète Daniel ; et contrairement à ce que l’on pourrait supposer, ce surnom ne met pas l’accent sur sa simple humanité, mais bien sur le mystère de son identité. Il vient d’ailleurs, il est un envoyé, il rassemble son peuple pour le libérer : en somme, tout le contraire d’Auguste. Mais qui est-il ? Chrétiens, nous avons cessé d’utiliser l’image du Fils de l’Homme, et nous parlons, sans y penser, de Jésus-Christ. Mais ces deux noms qui semblent indissociables sont bien un prénom suivi d’un surnom : à chaque fois que nous prononçons ces trois syllabes, nous confessions que Jésus de Nazareth est le Christ, le Fils du Dieu Vivant. En deux mots, nous reproduisons chaque jour la confession de foi de Pierre, qui ce jour-là, a donné à son maître un surnom inattendu et bouleversant.
Le troisième surnom est sans doute le plus évident : c’est Simon qui devient Pierre. En français, nous l’apprécions d’autant mieux que l’objet – la pierre – et le prénom sont identiques, à part la majuscule. Le nouveau nom que reçoit Simon, fils de Jonas, traduit les trois autres dons qu’il a reçus, la foi, la mission et la famille. Désormais, il n’est plus cet « homme de peu de foi », surnom que nous entendions il y a deux semaines, lors de l’épisode de la marche sur les eaux du lac de Tibériade. Fils de son père terrestre, le dénommé Jonas, il devient le grand frère d’une immense famille qui prendre forme à ses côtés. Et s’il était permis de lui donner un autre sobriquet, ce serait celui de Porte-Clefs : devenu Pierre, le roc sur lequel va se bâtir la cité de Dieu, Simon entre dans une vie radicalement nouvelle.
Enfin, il y a un dernier surnom, qui surgit dans la bouche de Jésus, et c’est… le nôtre. Jusque-là, Jésus a vu devant lui des foules, des personnes, des disciples, et les Douze. Et voilà qu’un nom nouveau apparaît : l’Église, ou plus exactement « Mon Église. » « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église ; et la puissance de la Mort ne l’emportera pas sur elle. » Quand nous parlons de l’Église, n’oublions pas le possessif. L’Église n’est pas qu’une structure, passablement lourde et ancienne d’apparence ; elle n’est pas nôtre et nous n’en sommes pas les propriétaires, et Pierre pas plus que nous ; c’est nous qui sommes l’Église qui est au Christ, et le Christ est à Dieu. Nous portons le surnom plein d’amour de celui qui appelle et qui rassemble ceux qu’il ne se lasse pas d’aimer. Voilà notre vrai nom !
Chers frères et sœurs, je ne sais si vous vous souvenez des surnoms reçus dans l’enfance, ni si vous avez l’habitude de continuer de surnommer ceux que vous aimez. En ce temps de pré-rentrée paroissiale, ce pourrait être une bonne résolution de choisir les uns pour les autres des surnoms qui ne jouent pas la carte du sarcasme, mais celle de l’amour. D’ailleurs, celui que nous surnommons Jésus-Christ nous promet lui aussi de ne pas oublier de nous donner un jour notre surnom définitif, le seul dont nous ayons réellement besoin : « Au vainqueur, je donnerai de la manne cachée, je lui donnerai un petit caillou blanc, et, inscrit sur ce caillou, un nom nouveau, que nul ne connaît, hormis celui qui le reçoit. » (Ap 2, 17)
Amen.