29 mai 2022

Chers frères et sœurs,

Si je vous demandais de me répéter l’évangile que vous venez d’entendre, y arriveriez-vous ? Et si, moi-même, je devais le redire de mémoire, alors que je viens à l’instant de le proclamer, y arriverais-je ? Je pense que, dans les deux cas, la réponse serait négative. Bien sûr, en écoutant cet évangile, nous en avons retenu les bribes qui nous intéressent : la formule célèbre « Que tous soient un », le lien de Jésus à ses disciples, la gloire du Fils, la connaissance du Père… Il est question de tout cela, mais dans un flot de paroles répétées, de circonvolutions qui nous donne le tournis… Pourquoi donc cet évangile est-il d’un style aussi compliqué, aussi emberlificoté ? Saint Jean ne pouvait-il pas dire les choses plus simplement, plus clairement et plus rapidement ?

Le style de cet évangile nous étonne et nous fatigue parce qu’il est très loin de l’idée qu’en bons Français, nous nous faisons d’un texte réussi. « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément », disait au XVIIème siècle Nicolas Boileau ; il résume la conception classique de l’éloquence occidentale : sobriété, précision, formule efficace. Et c’est en effet un certain idéal vers lequel l’écrivain peut tendre.

Jésus, d’ailleurs, y arrive souvent très bien : ses paraboles sont courtes, ses réponses sont pertinentes, ses enseignements sont concis. Or, dans cet évangile, Jésus n’est pas en train de parler à la foule ou d’instruire ses disciples ; il est en train de prier. Il parle cœur à cœur avec ce Dieu qu’il appelle son Père, et cela se connaît dans le style de ses paroles, qui montent spontanément du plus intime de lui-même. Pour mieux comprendre cet évangile, plutôt que de consulter Nicolas Boileau, il faudrait peut-être aller voir du côté d’autres écrivains. Il y a un siècle exactement, en 1922, l’écrivain irlandais James Joyce publiait un roman fleuve intitulé Ulysse. Il y raconte une journée d’un habitant de Dublin, Leopold Bloom, qui, comme Ulysse dans l’Odyssée d’Homère, déambule à travers la ville et tente de rentrer chez lui. Chacun des dix-huit chapitres est écrit dans un style différent, et le dernier se présente sous la forme d’un long monologue, d’une soixantaine de pages, sans ponctuation. Il transcrit la délibération intérieure de la femme du héros, Molly Bloom, qui, en pleine nuit, ne parvenant pas à s’endormir, se parle à elle-même, au fil de la pensée, spontanément, sans ordre, sans crainte de se répéter… James Joyce a réalisé là un tour de force littéraire, fascinant de vérité, en transcrivant sur le papier le « courant de la conscience » de Molly Bloom. Cette technique remarquable, dans laquelle Joyce a excellé, trouve en quelque sorte son origine dans ce texte de saint Jean, la prière du Christ avant la Passion.

En nous surprenant par le style de ces phrases, saint Jean fait donc comme James Joyce : il nous étonne pour attirer notre attention, et pour nous montrer, avec le plus de vérité possible, une réalité que nous avons souvent du mal à saisir. La prière, nous dit-il, n’est pas d’abord un discours bien propre et bien construit, destiné à informer Dieu de notre état, et à le convaincre de nous aider. Si c’était le cas, la prière serait pliée en trois phrases, et on passerait à autre chose. Au contraire, la prière consiste à parler d’abondance du cœur, comme on parle à un ami patient qui ne s’embarrasse pas qu’on lui répète dix fois la même chose, que l’on cherche ses mots, que l’on soit ému ou maladroit. C’est ce que disait déjà à saint Jean-Marie Vianney ce paysan d’Ars rencontré à l’église : « Il m’avise et je l’avise. » Derrière la confusion extérieure des mots, il y a la contemplation de Dieu qui attend notre consentement : « Et oui j’ai dit oui je veux bien oui »…

Le dernier chapitre d’Ulysse de Joyce est, je vous le disais, le monologue de Molly Bloom : elle est seule, et elle dit à haute voix ce qui s’agite dans son cœur. La prière, elle, n’est pas un monologue, mais un dialogue avec Celui qui, quoique invisible, est bel et bien présent. Souvent, nous nous disons que quelqu’un qui n’est pas Chrétien, s’il nous entendait prier à haute voix, trouverait cela bien saugrenu, choquant, inapproprié. La pudeur prend souvent le dessus chez nous. Prier, oui, mais dans sa chambre, ou, si c’est à l’église, pas de manière trop démonstrative. En public, « vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière… »

En ces jours qui préparent nos cœurs à la Pentecôte, je ne voudrais pas vous pousser à l’exhibitionnisme spirituel, mais à la liberté, et à un peu d’audace. Si saint Jean, devenu un vieil homme, a su aussi bien mettre par écrit la prière qu’il avait entendue de la bouche du Seigneur quarante ans auparavant, c’est parce que Jésus s’était laissé aller à prier à voix haute, en présence de ses disciples, et que ces paroles les avaient bouleversés. Si Saul, le persécuteur acharné de la première Église, est devenu ensuite saint Paul, le missionnaire infatigable, passionné par le Christ, c’est peut-être aussi grâce à la prière qu’Étienne a osé dire d’une voix forte devant lui, prière de confiance en Dieu et de pardon à ses assassins. La prière est une Odyssée intérieure, un secret à révéler, un trésor fait pour être partagé. Dans l’Esprit-Saint que nous allons fêter à la Pentecôte, laissons monter à la surface le dialogue d’amour qui bouillonne dans notre cœur, faisons à ceux que Dieu nous donne le cadeau de prier pour eux, de prier avec eux, et de le leur dire !

Amen

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