Chers frères et sœurs,
Il y a quelques mois, une étrangeté est apparue dans notre paysage familier. À l’entrée et à la sortie de nombreuses communes, les panneaux qui en indiquaient le nom étaient retournés, excitant la curiosité du passant ou du conducteur, et le forçant à l’exercice amusant qui consiste à lire à l’envers. Je ne savais pas encore la raison de ce retournement, mais cela m’avait fait reprendre conscience des délimitations qui jalonnent le territoire. ‘Lyon’ est facile à lire à l’envers, il n’y a que les quatre lettres ‘Nyol’ ; plus complexe est ‘Champagne-au-Mont d’Or’, devenue sens-dessus-dessous ‘Ro’d Tnom-ua-Engapmahc’, un vrai nom de Grand Ancien, de divinité antédiluvienne.
Bref, les limites topographiques distinguent, dans nos agglomérations urbaines, l’espace de la Ville et celui de la banlieue. Dans la Bible, une ville en particulier revêt une importance toute particulière : Jérusalem, ou Sion, en qui sont toutes les sources des croyants, et au centre duquel se dresse fièrement le Temple, signe par excellence de la présence de Dieu au milieu de son peuple. Le Messie, en toute logique, devrait être pour cette Ville comme un mari pour sa femme, dans une alliance parfaite. Or, l’évangile nous dévoile en Jésus un Messie banlieusard. Il a commencé par naître à Bethléem, une humble bourgade campagnarde dans la banlieue Sud de Jérusalem. Certes, c’était écrit : mais n’est-ce pas un peu indigne ?
C’est surtout dans sa Passion que Jésus s’enracine plus radicalement en banlieue. Chez Matthieu et Marc, la Passion de Jésus commence dans la proche banlieue élégante de Jérusalem, plus exactement à Bethphagé et à Béthanie, où les vieux amis de Jésus, Marthe, Marie et Lazare, ont leur confortable demeure. Là, Jésus rend la vie à Lazare, scellant ainsi sa condamnation à mort. Dans le récit de saint Jean, tout commence lorsque Jésus et ses disciples sortent des limites de Jérusalem, traversant le torrent du Cédron, pour se rendre en banlieue, au Jardin des Oliviers. Jésus ne retourne dans Jérusalem intra muros que pour y être interrogé, battu et condamné à mort. Enfin, il sort une dernière fois vers la banlieue : le Golgotha et le tombeau de Joseph d’Arimathie sont tous les deux juste en-dehors de Jérusalem, au Nord, « proche de la ville ». Mort en banlieue, enseveli en banlieue, Jésus, bientôt, ressuscitera en banlieue.
Si le mot de banlieue a logtemps été un terme neutre, il s’est chargé au dix-neuvième siècle d’une connotation négative, qui ne l’a toujours pas quittée : comme si la banlieue était avant tout le lieu du bannissement, là où la Ville repousse tout ce dont elle ne veut pas. C’est objectivement vrai dans l’évangile : le gibet et le cimetière sont des lieux dont Jérusalem ne voulait pas, pour ne pas être contaminée par la mort. Et Jésus, afin d’aller jusqu’au bout de l’amour, a accepté de se laisser compter avec les criminels, les rejetés et les banlieusards. Selon la grande logique du paradoxe, le Christ, par sa croix, a tout mis sens-dessus-dessous : il a fait de la périphérie le centre, tandis que le centre devenait périphérique. En sa personne, il a déplacé le Temple nouveau au-delà des fortifications de la Ville. Il a fait d’une sinistre banlieue Nord la plus sainte des Terres Saintes : lieu autrefois banni, devenu lieu à jamais béni. Désormais, il faudrait que la banlieue s’écrive ‘benlieue’, le lieu béni entre tous.
Chers frères et sœurs, je rends grâces pour ces dix années vécues avec le Christ en banlieue, chez vous. Si l’autre nom de la banlieue est la première couronne, ce Vendredi Saint est l’occasion de regarder la vraie première couronne, celle que les soldats ont tressée d’épines, et de nous rappeler que nous sommes la seconde : il a fait de nous sa « la joie et sa couronne », Celui qui règne, depuis la banlieue de Jérusalem, sur l’immensité de la Création. Qu’il nous donne de vivre sens-dessus-dessous, selon la logique paradoxale de l’amour qui donne tout !
Amen.