Chers frères et sœurs,
Le passage du singulier au pluriel est, en Français, un exercice rempli de pièges. Un chat, des chats : facile, même si le pluriel ne s’entend pas. Un hibou, des hiboux, avec un X ; un cheval, des chevaux ; un vitrail, des vitraux… Mais pour un cierge pascal, que dire ? Des cierges pascaux, des cierges pascals ? Je n’ai pas encore réussi à résoudre ce dilemme, et si quelqu’un a la réponse, il aura ma gratitude éternelle.
Dans les lectures de cette fête de Pâques, j’ai été frappé par la coïncidence de deux formules, presque identiques, qui expriment un pluriel. Hier soir, dans la deuxième des lectures de l’Ancien Testament, l’auteur de la Genèse décrit très pudiquement le dialogue d’Abraham et d’Isaac qui cheminent vers la montagne où le premier a la perspective de sacrifier le second :
« Abraham prit le bois pour l’holocauste et le chargea sur son fils Isaac ; il prit le feu et le couteau, et tous deux s’en allèrent ensemble. Isaac dit à son père Abraham : « Mon père ! – Eh bien, mon fils ? » Isaac reprit : « Voilà le feu et le bois, mais où est l’agneau pour l’holocauste ? » Abraham répondit : « Dieu saura bien trouver l’agneau pour l’holocauste, mon fils. » Et ils s’en allaient tous les deux ensemble. »
Abraham et Isaac s’en vont ensemble, tous les deux : le texte répète, insiste. Je me demandais pourquoi. Et voilà que, ce matin, c’est la même expression qui vient sous la plume de saint Jean, racontant le matin de Pâques : « Pierre partit donc avec l’autre disciple pour se rendre au tombeau. Ils couraient tous les deux ensemble, mais l’autre disciple courut plus vite que Pierre et arriva le premier au tombeau. » Coïncidence ? Providence ? Ou bien les deux ensemble ?
Abraham et Isaac marchent à pas lents dans la montagne, Pierre et Jean courent – à des rythmes légèrement différents – dans la campagne. Voilà pour les différences. Tous les quatre ont le cœur qui pèse et qui s’interroge : pourquoi faut-il que la mort ait le dernier mot ? Que se passera-t-il au bout de ce chemin ? Que pouvons-nous encore espérer ? Mais ils avancent deux par deux, un plus jeune et un plus vieux, et surtout, ils sont ensemble. Au bout du chemin, ce n’est pas la mort qui les attend, comme ils le craignent, mais une vie redonnée, et avec elle, une mission. Tous deux ensemble, ils font écho à ces autres disciples que Jésus a envoyé sous forme de duos : « Parmi les disciples le Seigneur en désigna encore soixante-douze, et il les envoya deux par deux, en avant de lui, en toute ville et localité où lui-même allait se rendre. »
En ce dimanche matin de la résurrection, il y en a deux autres qui avancent tous les deux ensemble : ce sont les deux Pâques. Voilà un autre mystère du pluriel : pourquoi y a-t-il un S à cette fête Pâques ? C’est que l’on désigne deux réalités distinctes. La première, Pâque sans S, est la fête juive qui commémore la libération du peuple hébreu de la captivité d’Égypte, sous la conduite de Moïse. Le verbe hébreu Pessah désigne l’action de ‘sauter’ : comme l’ange qui frappe les maisons égyptiennes saute par-dessus celle dont le linteau de la porte est marqué du sang de l’agneau pascal ; comme le peuple saute dans la Mer Rouge et la traverse à pied sec. La seconde Pâques, avec un S, désigne le passage du Christ de la mort à la vie nouvelle, sans fin. Outre-Manche, on se simplifie la vie en utilisant deux termes différents, que l’on ne peut pas confondre : Passover pour la Pâque juive, et Easter pour la Pâques chrétienne. Le génie du français, en revanche, consiste à avoir moins de mots et plus de polysémie. Pâque et Pâques, c’est bien le même mot, la seconde fête ne se substituant pas à la première, mais l’accomplissant sous la forme d’un pluriel. Ainsi, dans une même fête, les Pâques s’en vont toutes les deux ensemble.
Dans le tombeau vide, tous les deux ensemble, Pierre et Jean deviennent témoins de la résurrection. Le premier, qui a préséance comme premier des disciples, entre et constate ; le second, celui que Jésus aimait, voit et croit. Ils ont couru tous les deux ensemble, ils sont entrés dans le tombeau tous les deux ensemble, ils témoigneront tous les deux ensemble. Chacun avec son style propre et son histoire personnelle, mais ensemble. Pâques est le temps par excellence de la communion : communion eucharistique, communion de l’Église que la Pâques du Christ a rassemblé dans l’unité. Hier soir, Pablo et Alexis, tous les deux ensemble, ont reçu les sacrements de l’initiation ; à leur suite, à la lumière des cierges pascals – ou pascaux – demandons au Seigneur de vivre ensemble la joie de Pâques,
Amen.