« Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai : vois-tu, je sais que tu m’attends… »
Chers frères et sœurs,
Je ne sais dans quel état d’esprit, hier soir, vous vous êtes glissé dans votre lit, avec la perspective de devoir vous en extraire très tôt dans la nuit pour être à l’heure à cette vigile inhabituelle, mais peut-être ce fameux vers de Victor Hugo aurait-il pu vous y aider. En effet, dans cette orée du jour, ce n’est pas pour nous-mêmes que nous nous rassemblons, mais parce que nous savons que quelqu’un nous attend, et que ce quelqu’un ne nous attend pas seulement ce matin, ni même depuis le matin de la Résurrection, mais depuis le tout premier matin du monde.
La grande fresque qu’a déployé devant nous la liturgie de la Parole de cette vigile s’est ouverte tout à l’heure sur le récit de la Création, dans le livre de la Genèse, et sur ce leitmotiv qui en conclut chacun des jours : « Il y eut un soir, il y eut un matin. (…) Et Dieu vit que cela était bon. » Spontanément, pour résumer une journée qui s’achève, je crois que nous serions plutôt portés à dire : « Il y eut un matin, il y eut un soir. » Nous, oui, mais Dieu, non ! Quand Dieu pense le temps, il le fait de façon dynamique, il envisage toujours l’avenir, il pense toujours au matin suivant. Il nous invite à regarder sa créature, le temps, à la fois comme un don irrévocable et comme une promesse qui nous porte à l’espérance. Parce que le matin est le bon moment pour contempler ce qui est bon et qui le sera encore demain. Comme l’écrit à plusieurs reprises dans son œuvre le romancier français Pascal Quignard, « tous les matins du monde sont sans retour. » Dans l’aurore de ce matin, rendons grâces à Dieu pour tous les matins du monde, à partir du premier.
Empêchés que nous le sommes de sortir de chez nous après 19h, nous avons dû cette année faire avec les moyens du bord. Tant pis. Ou bien, tant mieux. Car ce pénible couvre-feu nous donne peut-être l’occasion de célébrer Pâques d’une manière qui nous en renouvelle le sens. Nous étions habitués à la vigile pascale le samedi soir, dans une nuit noire du début à la fin de la célébration. Belle symbolique, celle de célébrer la résurrection du Seigneur au beau milieu des ténèbres qui règnent encore. Que nous dit alors de notre foi cette vigile qu’il a fallu déplacer à six heures et demie du matin ?
Tout à l’heure, nous sommes entrés dans l’église dans la nuit encore bleu marine, et petit à petit nous voyons les vitraux s’éclairer : même si l’intérieur de l’église est sombre, dehors, le jour se lève progressivement. Parmi les lectures de la vigile pascale, il y en a justement une qui décrit cette transition de la nuit au matin : c’est le récit du passage de la Mer Rouge dans le livre de l’Exode. « Aux dernières heures de la nuit, le Seigneur observa, depuis la colonne de feu et de nuée, l’armée des Égyptiens, et il la frappa de panique. (…) Les eaux refluèrent et recouvrirent les chars et les guerriers, toute l’armée de Pharaon qui était entrée dans la mer à la poursuite d’Israël. Il n’en resta pas un seul. (…) Ce jour-là, le Seigneur sauva Israël de la main de l’Égypte, et Israël vit les Égyptiens morts sur le bord de la mer. Israël vit avec quelle main puissante le Seigneur avait agi contre l’Égypte. Le peuple craignit le Seigneur, il mit sa foi dans le Seigneur et dans son serviteur Moïse. »
La nuit, c’est un temps pour veiller, et pour dormir ; le matin, c’est un temps pour voir : « Fais-moi connaître au matin ton amour, car je compte sur toi. » Aussi, si la vigile pascale célébrée classiquement au cœur de la nuit nous donne d’accompagner le peuple d’Israël dans sa traversée nocturne de la Mer Rouge, sous la colonne de feu et de nuée, la vigile pascale inhabituelle de cette aurore de Pâques nous transporte du bon côté de la Mer et, avec le peuple d’Israël délivré, nous regardons sur la plage le corps de ses ennemis qui se sont noyés dans les eaux ; autrement dit, non seulement nous fêtons notre libération, mais nous regardons la défaite définitive de toutes les espèces de mal, de danger, de virus – variant égyptien – qui semblaient devoir toujours nous tenir tête… De même, c’est « de grand matin », nous dit saint Marc, que les saintes femmes se rendent au tombeau, « dès le lever du soleil ». La pierre qui les séparait de leur Seigneur, dont la pensée les avait tourmentées toute la nuit, cette pierre est roulée, vaincue elle aussi. Le matin, c’est le moment pour contempler la victoire de Dieu que l’on ne pouvait au mieux qu’entrevoir dans l’obscurité.
Chers frères et sœurs, tous les matins du monde sont sans retour, car ils se dirigent tous vers ce matin de la résurrection, le premier matin de la nouvelle création. Tous les matins du monde sont sans détour, et ils convergent dans le lumineux matin de Pâques, le matin du Christ ressuscité. Vois-tu, c’est Lui qui nous attend.
Amen.