Chers frères et sœurs,
« Vous êtes le sel de la terre, vous êtes la lumière du monde. » Ces paroles, lorsque nous entendons Jésus les dire à ses disciples, en Galilée, il y a deux mille ans, nous semblent loin de nous, et de la sorte, assez inoffensives. Si, à mon tour, je les dis à notre grande assemblée, elles auront encore peut-être peu d’impact. Mais si je viens auprès de vous personnellement, en disant : « Brigitte, vous êtes le sel de la terre et la lumière du monde ; Augustin, tu es le sel de la terre et la lumière du monde », vous finirez bien par réagir. Et je parie que vous réagirez comme tout bon catho bien élevé, en disant : « Mais non, mais non. C’est très gentil, merci, mais je ne suis pas si bien que ça, je fais ce que je peux, je ne vaux pas mieux qu’un autre… » Bref, je devine vous considérez intuitivement ces mots – « le sel de la terre et la lumière du monde » – comme des compliments.
Et cela ne date pas d’hier. Je pense ainsi à une scène du roman Le Guépard, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. L’histoire se passe en Sicile, dans les années 1860, au temps du Risorgimento, l’unification italienne. Le Prince Salina est l’héritier d’une des plus anciennes familles de l’île ; il rencontre un homme politique, envoyé par le futur roi d’Italie pour le convaincre de rallier le nouveau pouvoir, et se voit promettre un poste de sénateur. Le Prince refuse, et, quelque peu désenchanté, il commente la révolution en cours : « Nous étions les léopards, les lions ; ceux qui viendront après nous seront les chacals et les hyènes. Et tous, guépards, chacals ou moutons, nous continuerons à nous prendre pour le sel de la terre. » Être sel de la terre, ne serait-ce donc que de la vanité ? Pour être chrétien, faudrait-il, par modestie, désirer être le sucre de la terre, ou mieux, l’aspartame ou la stevia, ces succédanés plus diététiques et plus fades ? Faudrait-il renoncer à être la lumière du monde, et ambitionner, modestement, d’être une petite LED basse puissance, dont la lumière ne gêne personne et ne se voit pas trop ?
Mais nous le savons : Jésus n’est pas un démagogue. Il ne manipule pas son audience à coups de flatterie. Et, nulle part, il ne demande à ses disciples d’être modestes ; il les exhorte à être humbles. Nuance ! La modestie consiste à se faire petit, plus petit que l’on est, et à le montrer. L’humilité consiste à faire ce qui nous est demandé, ni plus, ni moins. Ce n’est pas du tout pareil ! Certes, nous avons de quoi être circonspects devant les paroles de l’évangile, car nous nous souvenons que Jésus dit, ailleurs, qu’il est lui-même « la lumière du monde » (Jn 8, 2) Devant cela, le disciple modeste va refuser un titre qui n’appartient qu’à Dieu seul… tandis que le disciple humble va réfléchir. Si je suis le sel de la terre et la lumière du monde, c’est que c’est déjà fait : le Christ m’a déjà transformé en lui, lui qui met de la saveur à la vie, de la lumière au monde. Et, comme le dit le prophète Isaïe, je n’ai pas le droit de me dérober à cette grâce qui m’a été faite.
L’humilité, dans la vie chrétienne, consiste donc à transmettre ce que j’ai reçu, non pas d’abord par l’action ou par la parole, mais simplement en vivant ma vie chrétienne en totalité, là où je suis. Dans cette perspective, je ne saurais trop vous conseiller la lecture et la méditation d’un tout petit livre, intitulé Alcide. Guide simple pour simple chrétiens. Son auteur, Madeleine Delbrêl, avait vécu jeune fille, dans les années 1930, une profonde conversion. A la manière de Pauline Jaricot, elle avait ressenti que le cloître où Dieu l’appelait était la banlieue parisienne, et elle avait fait le choix de s’installer à Ivry-sur-Seine, une municipalité communiste. Elle y avait exercé le métier d’assistante sociale, avec une foi chrétienne rayonnante, avec une joie et un humour désarmant. Il ne s’agit pas pour elle de « travailler pour le Christ », mais, littéralement, d’« y être le Christ », dans la grâce de son baptême. Elle avait dans la poche un petit carnet où elle notait de temps en temps quelques pensées et quelques bons mots : ce sont ces maximes, dans le style de celles des Pères du désert, qui composent ce petit livre.
Alcide, le héros du livre, est un petit moine qui, aux différents âges de sa vie, nous livre sa sagesse. Il n’est pas ambitieux, mais il accepte, à sa mesure, d’être le sel de la terre qui l’accueille, la lumière du monde où il vit. Il ressent que Dieu se rencontre autant dans « la sonnerie du téléphone » (p. 47) et « le bruit des autobus » que dans « l’odeur des champs » ((p. 59) Humblement, il a saisi qu’il était le Christ pour les autres : il est la lumière du monde, sans oublier que « briller n’est pas éclairer » (p. 34) ; il est le sel de la terre, en veillant au bon dosage : « Ne resale, ne resucre, ne réchauffe… que lorsque tu es chargé de la cuisine. » (p. 20)
Chers frères et sœurs, cessons d’être modestes, essayons d’être humbles. Ne nous faisons pas plus petits que nous sommes, mais embrassons pleinement notre vocation à être le Christ là où nous sommes. Soyons attentifs à qui nous dira : « Passe-moi le sel ! » Car le sel que nous sommes n’est pas fait pour rester au fond d’un placard, mais pour passer de mains en mains, mettant sur son passage la saveur piquante de l’évangile. La lumière que nous sommes est là pour éclairer le visage de cet inconnu, jusqu’à reconnaître qu’il est mon frère, mon prochain, mon semblable, celui que Dieu m’envoie aimer et servir. Comme le dit Alcide : « Ce que tu veux que les autres soient, sois-le toi-même davantage ! » (p. 31)
Amen.