7 avril 2023 – Office de la Croix

Chers frères et sœurs,

Il y a vingt ans exactement, je vivais pour la première fois le triduum pascal en terre étrangère – une terre à vrai dire très étrangère pour un Lyonnais, puisque j’étais à Paris. Dans la paroisse où je passais une année comme séminariste en stage, il y avait une grande église et une impressionnante profusion de prêtres : dix, de tous les âges. Le soir du Jeudi Saint, les choses avaient été faites en grand, et dix coupes de vin, généreusement remplies, avaient été consacrées au cours de la messe. Puis, après le transfert au reposoir de la réserve eucharistique, les paroissiens s’étaient dispersés, ainsi que les prêtres. Ne restaient plus dans l’église vide que le sacristain et moi, chargés de tout ranger. C’est alors que nous nous avisâmes que les dix calices, déposés sur la crédence, étaient encore pleins. Prenant notre courage à deux mains, nous avons donc tout consommé ; je ne suis plus très sûr de la suite : il me semble que cette nuit-là, j’ai prié très profondément…

Pardonnez-moi cette anecdote qui, si elle est rigoureusement exacte, pourra paraître triviale, en contraste avec la gravité de cette célébration de la Passion. Pour ma défense, vous noterez que j’avais conscience de ce que ce vin était le Sang du Christ, versé pour la multitude, précieux, et qu’il fallait ne pas gaspiller. Ce soir, il n’y a pas de messe, et la communion sera donnée au moyen des hosties consacrées hier… mais il n’y aura pas de vin. C’est en pensant au vin de la dernière Cène, à défaut de le goûter, que nous vivrons la communion de ce Vendredi Saint.

Ce fameux vin de la dernière Cène, contrairement à ce que j’ai longtemps cru, n’avait probablement rien d’un grand cru. Sans doute était-ce ce que les Romains appelait de la posca, le vin des soldats et de la plèbe, qui était en réalité un étrange cocktail : on récupérait du vieux vin qui avait tourné, devenu presque du vinaigre, et on y ajoutait du miel, des herbes et des épices. Le résultat en était une sorte de sirop de vin, à la fois sucré et acide, trop écœurant pour être consommé pur, qu’il fallait allonger avec de l’eau pour pouvoir le boire. Bien préparé, cela devait être à peu près buvable, et on peut imaginer que c’est une coupe de posca diluée que Jésus a prise dans ses mains, en disant : « Ceci est mon sang, versé pour vous et pour la multitude… » Sur la croix, quand à la fin de son agonie il crie qu’il a soif, c’est en revanche la pire des poscae qu’on lui donne à boire, au moyen d’une éponge : une posca sans miel, ni herbes, ni épices, qui n’a le goût que du vinaigre, le goût de la mort.

L’eucharistie a été, dès le début, célébrée avec de la posca, qu’il fallait au cours de l’offertoire couper d’eau. Le vin a fini par s’améliorer, mais la tradition a conservé l’usage de verser une goutte d’eau dans le calice, en priant à voix basse. Dans le rite lyonnais, qui plonge ses racines dans le Haut Moyen-Âge, il y a une prière spécifique pour ce geste, une prière différente de celle du rite romain. Le prêtre dit : « Du côté ouvert de Notre-Seigneur Jésus-Christ ont jailli le sang et l’eau, pour la rédemption du monde (…) Jean l’évangéliste a vu, et il rend témoignage, et nous savons que son témoignage est vrai. » Saisissante association : au pied de la croix, le disciple bien-aimé voit un soldat percer d’un coup de lance le flanc de Jésus, et l’eau et le sang qui en coulent réalisent ce qu’il avait promis pendant le repas de la veille, tandis qu’il versait de l’eau dans la posca. En Jésus, Dieu s’est mêlé à nous de la même manière, dans toute notre vie, jusque dans ses extrémités, jusque dans notre souffrance et dans notre mort, afin que nous entrions à notre tour dans la sienne.

Dans l’évangile de la Passion selon saint Matthieu que nous avons entendu dimanche, Jésus conclut le repas pascal par ces mots : « Désormais je ne boirai plus de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, avec vous dans le royaume de mon Père. » Cette coupe est la dernière posca de Jésus, et le prochain vin dont il parle est un vin nouveau, comme celui qui vient d’être pressé, et qui a encore un goût de jus de raisin, qui fermente et qui pétille. Or, dans le Beaujolais, ce vin doux, qui monte facilement à la tête, s’appelle le ‘paradis’. Je me prends à penser que, lorsque Jésus offre au Bon Larron le Paradis « aujourd’hui, avec lui », il ne lui donne pas seulement la vie bienheureuse éternelle, il lui donne aussi ce vin de joie, ce vin nouveau, rouge comme le sang, comme l’Esprit Saint. En ce grand Vendredi où tout est accompli, présentons au Seigneur la posca de notre vie quotidienne, et demandons-lui de nous servir un jour lui-même le paradis, au Paradis.

Amen.

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