Chers frères et sœurs,
Il n’y a pas si longtemps que cela, lorsqu’il fallait partir en voyage, surtout vers une destination lointaine et inconnue, un peu de préparation s’imposait : on déployait sur la table de la salle à manger une grande carte routière, on repérait l’objectif à atteindre, on regardait par quelle autoroute, par quelle départementale ou par quel chemin il faudrait passer, on évaluait le nombre de kilomètres à parcourir, on faisait des calculs savants pour déterminer l’heure de départ et l’heure d’arrivée, on prenait des notes précises à consulter au fil de la route. Aujourd’hui, tout ce travail est délégué à Waze, qui calcule tout en trois secondes, et le temps des cartes Michelin semble bien lointain.
Michelin, d’ailleurs, ne fait pas que des cartes. C’est d’abord et surtout un fabricant de pneumatiques, qui a eu l’idée de se diversifier au début du XXème siècle, en créant le Guide Vert – pour le tourisme – et le Guide Rouge – pour les hôtels et les restaurants. C’est grâce à ce dernier que le nom de Michelin est connu dans le monde entier : depuis 1931, il établit chaque année la liste très attendue des meilleurs établissements, dotés d’une étoile (restaurant « intéressant »), de deux étoiles (restaurant qui « mérite un détour ») et de trois étoiles (le Graal, réservé au restaurant qui « vaut le voyage »). En fonction de la note, les clients vont faire plus ou moins de kilomètres pour se mettre à table…
Revenons à Waze. Je vous le disais, c’est bien pratique… quand ça marche. On se laisse conduire, sans autre effort que de jeter l’œil de temps en temps sur l’écran. Mais lorsque votre téléphone portable, sur lequel se trouve l’application Waze, tombe en panne en plein voyage, c’est la panique. Comme depuis dix ans il n’y a plus de carte routière dans la boîte à gants, il faut trouver une solution, demander de l’aide. C’est précisément ce que font les mages dans l’évangile. Depuis des mois, ils suivent une étoile fidèle et sûre, qui les a précédés depuis leur orient natal, jusqu’en ces contrées qu’ils ignorent. Ils ne sont rien sans elle. Or voilà qu’au moment de toucher au but, elle s’éclipse. Faute de mieux, les mages vont se renseigner au syndicat d’initiative de Jérusalem : « Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? », et leur question, innocente, naïve, provoque l’émoi en ville, et finit par remonter au palais royal.
Saint Matthieu insiste avec finesse sur le contraste entre d’une part le courage et la candeur des mages, et d’autre part l’anesthésie générale de Jérusalem. Pour les mages, le Roi des Juifs vaut le voyage : si « l’Orient » dont ils viennent est bien la Perse, la capitale mondiale des observatoires et des astrologues diplômés, cela veut dire qu’ils ont parcourus plus de deux mille kilomètres, soit neuf mois de voyage. Ils ont donc eu, eux aussi, leur Annonciation ; au moment où Marie, à Nazareth, consentait au projet de Dieu, l’étoile apparaissait en Orient pour les envoyer sur la route, sans presque rien savoir de ce que serait leur expédition : et pourtant, quittant leur foyer et leurs repères, ils étaient partis à l’aventure. Pour Hérode et ses savants, en revanche, c’est à peine si le Messie est intéressant. Ils croient en savoir long sur lui, et, de fait, ils identifient avec précision le lieu de sa naissance. Et pourtant, ils ne font absolument rien : ils ne se réjouissent pas ; ils ne bougent pas ; ils tirent aucune conclusion de cette nouvelle. La réputation d’un chef se fait et se défait à coups d’étoiles, et c’est aussi vrai pour Hérode : mais à ce niveau de mollesse, c’est cauchemar en cuisine…
Deux mille ans après, la question est toujours la même : la foi chrétienne est-elle intéressante ? Mérite-t-elle le détour ? Vaut-elle le voyage ? Il y a un vrai risque pour nous d’être comme les habitants de Jérusalem : penser que nous savons tout de Dieu, le fréquenter tranquillement le dimanche, mais en étant persuadés de n’avoir plus rien à découvrir ; incapables d’être surpris, émus ou réjouis par l’évangile ; menacés sans le savoir par une tranquille lassitude, par une insidieuse torpeur spirituelle. Cher Pablo, tu as découvert le Christ il y a quelques années : il a été pour toi intéressant, et tu t’es mis à le fréquenter, en prépa puis à l’aumônerie étudiante ; ensuite, il a mérité le détour, et tu as pris le temps, avec Pascal, ton accompagnateur, de le découvrir précisément et patiemment ; aujourd’hui, en entrant en catéchuménat, tu nous dis que le Christ vaut le voyage. Ta démarche est un cadeau pour nous, plus précieux que de l’or, de l’encens ou de la myrrhe ; et si l’étoile des mages en vaut trois au Guide Michelin, tu vaux, à toi seul, le trio de Gaspard, Melchior et Balthazar !
Partir vers le baptême, à la façon des mages, c’est découvrir la route au fil de ses pas, en se laissant faire. Au fond, Waze est peut-être plus biblique que les cartes routières… Et le baptême, c’est comme Bethléem : il faut y aller, en suivant les étoiles que Dieu te donne, sans tout connaître du chemin ; et, ensuite, il te faudra trouver un itinéraire bis pour rentrer chez soi, le même, mais transformé. En revenant dans leurs foyers « par un autre chemin », les mages ont rapporté avec eux un immense trésor, le souvenir vivant de Celui qu’ils avaient vu, découvert et adoré à Bethléem : comme de bons inspecteurs du Guide Rouge, ils ont, de la sorte, préparé leurs propres peuples à désirer la vérité et à la chercher, et par là, à un jour accueillir l’évangile qui leur serait apporté. Merci, cher Pablo, de réveiller en nous le désir du voyage intérieur : Jésus le vaut bien !
Amen.