Dimanche 20 septembre 2020-Vingt-Cinquième Dimanche du Temps Ordinaire

Chers frères et sœurs,

Il suffit parfois d’un petit incident pour qu’une belle histoire se termine mal. Une longue amitié se finit sur une brouille ; une affaire florissante se termine par un dépôt de bilan ; une vie heureuse s’achève par un accident. Et, sous le choc, on se rappelle souvent – hélas – l’issue de l’histoire plutôt que son déroulement. Dans la parabole que Jésus raconte, ne nous y trompons pas : tout s’est en réalité parfaitement bien passé. Le maître d’un domaine cherchait des ouvriers, il les a trouvés ; des ouvriers attendaient le maître du domaine, ils l’ont rencontré. Chacun a bien fait son travail, qui de recrutement, qui de vendanges. En fin de journée, tout s’est passé comme prévu, le salaire a été distribué à l’heure, selon le code du travail, et personne n’a été arnaqué. Un seul petit détail aurait sans doute simplifié les choses : il aurait été plus simple que le maître fasse remettre le salaire de chaque ouvrier sous enveloppe cachetée… Il se serait alors épargné bien de la peine. C’est donc à l’extrême fin de cette belle journée de vendanges que tout dérape et que tout se termine en scandale. Quelle idée le maître du domaine a-t-il de mettre en scène la remise des salaires d’une manière aussi extravagante et inutilement compliquée ? Jadis, au lycée, tel ou tel professeur distribuait les copies corrigées avec la même dramaturgie, en remettant à chacun son travail avec des commentaires tantôt élogieux, tantôt désobligeants, à haute voix, et en ne révélant qu’à la dernière seconde la note fatidique… Et peut-être est-ce que nous, pauvres lycéens, accordions plus d’importance à ces quelques minutes de suspense et à la note qui les couronnait qu’aux heures passées à travailler sur notre rédaction ou sur notre équation. Le but ne doit pas éclipser le chemin. L’image d’un maître injuste, voire escroc, qui se forme soudain dans l’esprit des ouvriers de la première heure, ne doit pas cacher qui est véritablement ce maître de domaine que nous suivons, dans la première moitié de la parabole, du matin jusqu’au soir. Ce n’est pas un rond-de-cuir qui gère son domaine depuis son fauteuil, et ne connaît ses employés qu’à travers les colonnes d’un document Excel. C’est un homme de terrain et un arpenteur de places de village. A l’aube, à midi et jusqu’à la fin du jour, il est dehors, en quête d’ouvriers. Comme tout patron de vignoble, il prend d’abord ceux qui étaient là peut-être depuis la veille et qui sont prêts dès l’aurore, des vendangeurs aguerris sans doute, et qui ont l’habitude des contrats carrés et du salaire entendu dès le départ. Pas de surprise avec eux. Mais, et c’est plus étonnant, il les laisse en autonomie dans sa vigne, et consacre son temps non à superviser les premiers, mais à chercher les suivants. Voilà ce qu’aura été sa journée : des rencontres avec des gens de plus en plus improbables. Aux vendangeurs quasi-professionnels succèdent les vendangeurs du dimanche ; aux vendangeurs du dimanche, les sans-emplois du village ; aux sans-emploi du villages, ceux qui passent pour des bons-à-rien et des traîne-savates. Il embauche littéralement tout le monde, sans distinction. Je dois vous l’avouer, je ne m’attendais pas, après avoir plus d’une fois commenté cet évangile, à être encore ému par la phrase que prononcent les ouvriers embauchés à cinq heures du soir : « Pourquoi êtes-vous restés là, toute la journée, sans rien faire ? » – leur demande le maître ; ils lui répondent : « Parce que personne ne nous a embauchés. » Et pourtant, dira-t-on, ils avaient vu les vignes prêtes pour la vendange, et les ouvriers s’y affairer. Mais ils n’avaient pas osé se proposer. Si on ne nous a pas appelés, se disaient-ils, c’est sans doute que ce n’est pas pour nous. Nous ne sommes probablement pas les bonnes personnes. Nous ne valons pas assez. Qui peut vouloir de nous ?Eh bien, il me semble que rien ne résume mieux l’idée d’une Eglise « en sortie » que ce dialogue entre le maître du domaine et les derniers des ouvriers. « L’Eglise en sortie » n’est pas une idéologie à la mode qui combattrait « l’Eglise de l’intérieur », mais elle est une autre façon de traduire le vieil adage : Bonum diffusivum sui, « Le Bien est diffusif », le propre de l’amour est de sortir de soi et de se donner à autrui. Le propre de Dieu, et, par suite, de ses enfants que nous sommes, est de sans cesse aller au-devant de ceux qui ne le connaissent pas. Ceux-là, il faut arrêter d’attendre qu’ils viennent à l’Eglise d’eux-mêmes. Il faut aller les chercher, non avec de gros sabots, mais plutôt en leur demandant pardon de venir si tard se soucier d’eux. Chers frères et sœurs, les incertitudes liées à la crise sanitaire ne peuvent ni ne doivent nous dispenser d’imiter le maître du domaine, et d’être missionnaire, non par envie, non par goût, mais par nature. C’est dans la nature du maître du domaine d’aller au-dehors et de donner à chacun « ce qui est juste ». Et je me dis que, si le maître du domaine a donné à chacun de ses ouvriers le même salaire, ce n’est pas par pure provocation, mais parce que c’est l’unique salaire dont il dispose : il n’a dans sa bourse que des pièces d’un denier, rien de moins, rien de plus. Dieu n’a pas plusieurs saluts à offrir aux hommes, de plusieurs degrés différents, de plusieurs qualités, mais un seul, le même. Il nous embauche non seulement comme ses ouvriers, mais aussi comme ses intendants, pour que notre travail et notre salaire soient la même chose ; et qu’à la fin, nous gagnions tout. Amen.

Illustration : enluminure sur le manuscrit des Miracles de Notre-Dame de Gauthier de Coinci, troisième quart du XIIIème siècle, Bibliothèque Municipale de Besançon, ms. 0551, f. 022v.

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