Dimanche 5 décembre 2021. Deuxième dimanche de l’Avent

Chers frères et sœurs,

L’histoire, paraît-il, est toujours écrite par les vainqueurs. C’est l’impression qui peut nous saisir au début de cet évangile, dans lequel saint Luc, avec son talent de biographe rigoureux, inscrit la naissance de Jésus dans le cadre plus large de la « grande histoire ». La grande histoire est l’affaire des grands hommes… et le plus grand homme de son temps, n’est-ce pas Tibère, cinq fois consul de Rome, huit fois acclamé empereur sous le nom de Tibère-César-Auguste, Souverain Pontife ? 

« Souverain Pontife » ? Étrange. N’est-ce pas au Pape que revient cette titulature ? Certes, mais auparavant ce sont les empereurs romains qui se désignaient ainsi : littéralement, ils étaient les « grands constructeurs de ponts », les ingénieurs en chef des Ponts-et-Chaussées de leur empire. Un empire a besoin de routes pour exister, pour transporter ses armées et ses marchandises. Un empire a besoin de ponts solides – le Pont du Gard subsiste chez nous comme une trace incontestable du génie technique de l’empire romain – et parfois ce sont les ponts qui sauvent la vie d’une armée– que l’on se rappelle l’action héroïque des pontonniers du Général Éblé lors de la traversée de la Bérézina, en 1812. Pas de routes, pas de ponts ? Pas d’empire.

Si les papes ont, par la suite, repris le titre des empereurs de Rome, ce fut pour ne pas oublier qu’ils sont chargés de la création et de l’entretien des ponts-et-chaussées spirituels de l’Église. Et ils peuvent regarder en saint Jean-Baptiste le précurseur de leur vocation, puisque c’est bien un chantier titanesque qu’il annonce à pleine voix : « Dans le désert, préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers, tout ravin sera comblé, toute montagne et toute colline seront abaissées »…Saint Luc, non sans humour, met donc en parallèle Tibère le grand pontife, l’homme le plus puissant du monde, selon les critères mondains, et Jean-Baptiste, l’homme le plus insignifiant selon ces mêmes critères… et pourtant, dira Jésus, « le plus grands des enfants des hommes », et le pontife de la venue du Messie. 

Tibère est le maître de la Méditerranée. Il règne sans partage, et pour les habitants de la Judée sa main, son ombre, s’est étendue sur leur pays. Tibère a quadrillé l’empire de provinces et territoires aux noms exotiques – l’Abilène, l’Iturée, la Traconitide – et chacun à son roi, son gouverneur, aux ordres de Rome. Toute résistance est futile devant cette impeccable organisation. Les Juifs, dans cet oppressant climat d’occupation, peuvent se dire qu’il est sans issue, et qu’ils sont, eux, plongés dans une nuit noire, sans fin. C’est à eux que Jean-Baptiste s’adresse, depuis le cœur de la nuit. Il transforme cette obscurité désespérante en un temps de veille, c’est-à-dire en un temps d’attente dans la confiance. Comme, longtemps avant lui, le prophète Baruch l’avait fait, en évoquant le matin qui mettrait fin, un jour, au règne de l’obscurité : « Debout, Jérusalem ! tiens-toi sur la hauteur, et regarde vers l’orient : vois tes enfants rassemblés du couchant au levant par la parole du Dieu Saint ; ils se réjouissent parce que Dieu se souvient. »

Tenir bon, résister, dans la nuit de l’occupation, voilà toute l’affaire. Il y a longtemps, à l’école, j’avais appris un poème de Robert Desnos – que trop souvent l’on considère, à tort, comme un poète mineur pour classes maternelles – un poème intitulé Le Veilleur du Pont-au-Change. Peu avant d’être arrêté et envoyé au camp de concentration de Theresienstadt, Robert Desnos avait mené une vie active de résistant dans la France occupée. Sa résistance était d’abord spirituelle, poétique. Et ce poème, appris jadis, exprime l’attitude intérieure qui était la sienne – au cœur de la nuit, veiller en espérant le que le jour se lève :

Je suis le veilleur de la rue de Flandre,
Je veille tandis que dort Paris. (…)

Je suis le veilleur du Pont-au-Change
Ne veillant pas seulement cette nuit sur Paris,
Cette nuit de tempête sur Paris seulement dans sa fièvre et sa fatigue,
Mais sur le monde entier qui nous environne et nous presse.
Dans l’air froid tous les fracas de la guerre
Cheminent jusqu’à ce lieu où, depuis si longtemps, vivent les hommes. (…)

Je suis le veilleur du Pont-au-Change
Et je vous salue, au seuil du jour promis (…)
Je vous salue vous qui dormez
Après le dur travail clandestin,
Imprimeurs, porteurs de bombes, déboulonneurs de rails, incendiaires,
Distributeurs de tracts, contrebandiers, porteurs de messages,
Je vous salue vous tous qui résistez, enfants de vingt ans au sourire de source
Vieillards plus chenus que les ponts, hommes robustes, images des saisons,
Je vous salue au seuil du nouveau matin.

Chers frères et sœurs, pendant que sonnent les fanfares de l’empereur, prêtons l’oreille de notre cœur à la voix qui appelle dans le désert. Écoutons Jean-Baptiste qui nous appelle dans la nuit à être les résistants spirituels, les pontifes de l’espérance, les veilleurs du Pont qui change le monde, et par qui le Christ va traverser à notre rencontre.
Amen. 

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