Jeudi 9 avril 2020 Jeudi Saint – Messe de la Cène

« Nul n’est une île, à lui seul ; tout homme

Est un morceau du continent, une part du tout ;

Qu’une motte de terre soit emportée par la mer, l’Europe

En est amoindrie, autant que d’un promontoire,

Autant que d’un manoir, celui de tes amis

Ou bien le tien ; la mort de tout homme me diminue,

Du fait que j’appartiens au genre humain ;

C’est pourquoi, n’envoie jamais demander

Pour qui sonne le glas : il sonne pour toi. »

Chers frères et sœurs,

C’est en 1624, il y a presque exactement quatre siècles, que le grand écrivain anglais John Donne composa ce poème, le plus célèbre de son recueil de Devotions upon Emergent Occasions – on pourrait traduire : les Prières pour les situations qui se présentent. Et justement, il m’a semblé que, dans la situation inédite qui se présente, cette prière est plutôt appropriée.

Nul n’est une île, certes, et pourtant ! Depuis trois semaines nous constatons que notre continent est devenu un archipel : au lieu de vivre ensemble, nous vivons confinés les uns à côtés des autres, sans pouvoir nous rejoindre, privés de contact, privés de rassemblements, et privés de messe. Au lieu de célébrer ce soir ce qui fait notre communion, nous célébrons ce soir, exceptionnellement, ce qui nous manque, ce dont nous sommes injustement privés.

A la fin du poème, il est question de ce glas qui sonne, pour annoncer la mort de quelqu’un. S’il y avait un clocher au-dessus de la maison de retraite Louise-Thérèse, le glas sonnerait tous les jours ! Aussi, dans notre prière, il y a une place spéciale, ce soir, pour les morts, pour les mourants, pour les malades, et pour les soignants courageux, qui jour et nuit se relayent dans les hôpitaux, au chevet des victimes du coronavirus. A plusieurs reprises, dans l’évangile, Jésus s’est comparé lui-même à un médecin, venu soigner et guérir l’humanité blessée. Au cours de son dernier Repas, dans l’évangile que nous venons d’entendre, il va plus loin encore, dans le geste du lavement des pieds.

Quiconque a fait un jour l’expérience de se retrouver sérieusement diminué par un accident de santé a aussi découvert ce que c’est que de devoir se laisser laver par quelqu’un d’autre. Quiconque a recueilli chez lui un parent malade ou handicapé a fait, dans l’autre sens, l’expérience de devoir faire la toilette de quelqu’un d’autre. On ne choisit pas cette situation, on ne la désire pas, elle s’impose. On touche là à la partie la plus intime d’une personne. Pour celui qui doit se laisser laver, c’est spécialement douloureux et humiliant ; pour celui qui doit laver, c’est un geste d’amour impressionnant.

Vous devinez donc ce qu’il se passe entre Jésus et Pierre. Pierre rougit, balbutie, et sent que sa fierté en prend un coup, si mal à l’aise de voir son cher rabbi à genoux devant lui. C’est une humiliation profonde aussi bien pour Jésus, dans la position d’un domestique, que pour Pierre, qui doit abandonner à son maître ces gestes d’hygiène pour ainsi dire inconvenants. Cette année où je n’ai aucun pied à laver, je me rappelle les lavements des pieds de ces cinq dernières années : ce n’était pas si facile de trouver des volontaires, même ceux qui acceptaient étaient quelque peu gênés de se laisser nettoyer le pied par leur curé, et j’en soupçonne un bon nombre de s’être lavé les pieds eux-mêmes juste avant la Messe du Jeudi Saint, puis de les avoir glissés dans des chaussettes neuves, de sorte qu’ils me présentaient une heure après des orteils immaculés !

En somme, le geste du lavement des pieds est, demeure et sera toujours plus ou moins un geste choquant, qui provoque le malaise, l’inconfort, parce qu’il va si violemment à rebours d’une valeur essentielle de notre société : l’indépendance. L’indépendance, c’est la liberté envisagée comme une autonomie radicale, dans laquelle je ne pèse sur personne, et dans laquelle je n’ai la charge de personne. Même sans Harley-Davidson, je n’ai besoin de personne. Jésus, lui, nous montre, à genoux, que seule la dépendance est un chemin de vie. Il y a quelques années, quand le Pape François avait dit dans une homélie que l’Eglise était semblable à un hôpital de campagne, j’étais resté un peu dubitatif : cette métaphore était claire pour ceux qui avait fait 14-18 ou 39-45, mais aujourd’hui, qui en France imagine ce qu’est un hôpital en temps de guerre ? Je me trompais : maintenant, nous le savons.

Ce que nous redécouvrons en ce Jeudi Saint 2020, c’est combien, quand Jésus a institué Son Eglise à la veille de sa mort, il a fait en sorte que nul ne soit une île, et que personne ne se suffise à lui-même. En ce jour, la triple fête du service, de l’eucharistie et du sacerdoce nous dit que le vrai lavement des pieds se fait à deux ; que l’eucharistie est faite pour être donnée et reçue ; que le sacerdoce ne se comprend que dans son vis-à-vis avec le peuple dont le prêtre est le pasteur. Nous sommes tous dépendants les uns des autres, pour la plus grande gloire de Dieu.

Une des toutes premières prières eucharistiques dont nous avons gardé la trace, à la fin du premier siècle, dit ceci : « Comme ce pain rompu, d’abord dispersé sur les montagnes, a été recueilli pour devenir un ; qu’ainsi Ton Eglise soit rassemblée des extrémités de la terre dans Ton Royaume. » (Didaché 9, 4) Dans cette messe, je vous confie tous, chers paroissiens, parcelles de pain dispersés dans les montagnes de la Duchère, de Champagne, d’Ecully et de Dardilly, et pourtant à l’unisson d’une même prière. Chacun de vous me manque, puisque chacun, selon le poème de John Donne, est indispensable au tout que nous formons.

Alors, si bien malgré nous sommes des îles, que cette messe du Jeudi Saint jette des ponts entre nous, et supplée à ce que la mer a volé à la terre ferme. En attendant le jour où nous serons réunis, laissons le Christ, le maître et le serviteur, raviver notre communion, et faire de nous, dans la prière, un chapelet d’îles.

Amen.

Père Martin Charcosset

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